Le « grand stade (1) », un poème architectural à la mesure de la mondialisation ?

Texte (inachevé) prononcé le 6 octobre 2016, lors d’un colloque sur les Stades, organisé par Marc Perelman, à l’Inha (Paris)

Résumé :

     La forme (architecturale, sociale et politique) « grand stade » – « grand » moins par la taille que par l’ambition mondiale et le prestige auprès des organisations et des spectateurs –  n’élève-t-elle pas la fête et le spectacle au rang de « poétique vécue par les masses humaines » de l’ère de la mondialisation, pour emprunter et détourner un mot de Henri Focillon (1881-1943), utilisé par lui afin de définir le style humain nouveau de la fête moderne favorisant la réunification de l’unanimité déchirée ? Mais justement, les conditions historiques nouvelles, ce cadre urbain (d’ailleurs parfois péri-urbain), les mises en scène grandioses, la composition inédite des espaces ne visent-ils pas désormais tout autre chose : coordonner les flux de masses, redistribuer la cosmétique d’État tout en animant moins un corps social que des individus juxtaposés ? Cela étant, si tel est bien le cas, ne participent-ils pas à l’élaboration de phénomènes contradictoires, au cœur de la mondialisation ? C’est ce que sous-entend notre titre en forme de rêve d’archéologue dégageant d’une grande poésie tragique des traits contradictoires.

     Notre présence dans ce colloque s’explique moins par notre compétence particulière en matière de réflexion sur les stades que par notre rôle de coordinateur d’un numéro de la revue Raison présente portant sur cette question des stades, et en particulier des « grands stades ».

     La question que nous souhaitions élucider était celle de savoir comment aborder ces grandes coques, si jamais elles représentaient quelque chose de pertinent pour la compréhension de notre époque.

     J’avais le souvenir de la manière dont Le ventre de Paris, d’Émile Zola, en 1874, faisait des Halles le grand monument du XIX° siècle, et lui confèrait le statut de grande poésie à partir de laquelle déterminer la beauté moderne. En référence à ce trait, je me suis demandé si les « Grands Stades », conçus et construits à la fin du XX° siècle et au début du XXI° siècle, notamment par les Zaha Hadid, Jean Nouvel, Populous, Norman Foster, etc., et les groupes industriels Vinci et autres, ne portent pas une nouvelle forme de « beauté » susceptible d’intéresser les écrivains et créateurs divers (réalisateurs), en leur donnant les moyens de nous rendre sensibles à une nouvelle configuration de l’époque ou à un projet de société : esthétique, mais aussi social et politique.

     On pouvait d’ailleurs élaborer le même parallèle avec les Grands magasins, les Grands Passages, décrits et magnifiés par le même Zola, comme œuvre d’art moderne, ou analysés et mis en avant par Walter Benjamin. À condition de préciser encore que « grand », dans ces références, comme pour « stade », n’évoque pas exclusivement la taille, mais surtout une ambition mondiale et un prestige certain auprès des usagers, ainsi que des organisations et des spectateurs (notamment en ce qui regarde le stade).

Déception, encore que déception partielle !

     La célébration littéraire des grands stades, l’élaboration d’une sorte de prose du grand stade, semble pour l’heure assez faible, si l’on excepte, pour nos jours (2) : Philippe Delerm (Le multiplex, 2007), Jean-Philippe Toussaint (Football, 2015), jean Rouaud (Le monde à peu près, 1996). Elle est néanmoins remplacée fréquemment par la photographie, sans doute plus attractive et avantageuse, tant des chantiers d’ailleurs que des résultats. Remplacement qui confine cependant à la publicité ou plutôt à la volonté de susciter un consensus, révélateur tout de même du fait que le grand stade n’est pas un noyau neutre, il produit bien un projet de société à faire avaliser.

     De surcroît, le cinéma est intéressé par les grands stades, autant que par les stades. Et de manière plus critique, certains artistes, tels Antoni Muntadas (cf. l’image accompagnant ce propos, extraite de Media-Stadium, une œuvre-installation de l’artiste), sous le mode d’une mise à plat du stade comme machine émotionnelle. Ce qui n’évite pas les approches assez plates, telles l’exposition du musée Gadagne – Musée d’histoire de Lyon et l’exposition internationale Divinement foot ! (3).

     Le Grand stade, c’est donc aussi tout un contexte de présentation, de représentation et de critique !

     Nous ne sommes pas certains cependant que la poéticité des Grands stades soit soulevée avec ampleur et originalité !

     Pour en revenir au numéro de Raison présente, la  première idée qui a motivé l’approche des grands stades était celle de relever que si ces stades méritent examen, c’est d’abord pour leur répartition sur la carte du monde. Une répartition que tout géo-politicien peut commenter avec d’autant plus d’intérêt que, par leur construction et leur emplacement, ils suivent la géo-politique de la mondialisation financière, touristique et politique. De là, le titre de la livraison : « Le devenir stade du monde ».

     La deuxième idée était de nous concentrer sur les rapports esthétique et politique dans la question des grands stades, en espérant montrer que ces rapports sont plus contradictoires qu’on ne le croit généralement.

     La troisième idée était d’interroger ces plateformes du point de vue de la mondialisation, en examinant le « public » des stades, et en disant deux mots sur le spectateur de stade.

     Au total, nous voulions sans doute montrer que l’on peut éviter de traiter les grands stades à partir d’une logique de la rationalité obscure ou du symptôme, pour les traiter à partir d’une sorte de logique esthétique contradictoire dans le capitalisme contemporain. Il nous semblait que la logique de la rationalité obscure ou du symptôme conduit à un schème théorique de type Aufklärer : si on devient conscient alors on en sort… Or l’analyse de « La commercialisation du marché du sport » (Jean Duvignaud) y est insuffisante.

     En tentant d’élaborer une logique esthétique, dans laquelle l’édifice et le spectacle se prolongent mutuellement, nous espérions montrer que le grand stade oblige (aussi ou surtout) à repenser ces rapports entre politique et esthétique.

Des plateformes pour la mondialisation

     Sans doute s’agit-il de commenter une stadisation généralisée de la société, au sein de laquelle la critique du grand stade n’est pas réductible à celle du sport de compétition et encore moins du foot. Le grand stade est mieux qu’une coque, un projet de société pour les arts, le sport, et autres, sous forme de fête et de divertissement concentrés. Le stade mondialisé doit par conséquent être entendu dans la triple acception d’arène, de spectacle et de pratique. Il est devenu un produit politico-culturel total de nos sociétés – faut-il aller jusqu’à parler d’un système totalitaire du stade mondialisé ? 

     Pour saisir dans son originalité l’aventure contemporaine du Grand stade, il nous semble nécessaire de souligner (selon une échelle graduée) que :

     D’abord, ce sont des lieux fixes, dont le grand stade hérite des stades habituels. Nous ne sommes plus aux temps d’Homère, de l’Iliade, où Achille décide de faire de la plaine de Troie un stade improvisé suite à la mort de Patrocle (Chant XXIII), autour de courses de char, combats en armes, tirs à l’arc, …

     Mais simultanément, ce sont des lieux aménagés, qui ne sont plus simplement munis de gradins pour fabriquer des spectateurs (XIX° siècle). Ce sont des armatures commerciales de grande échelle, avec déploiement de produits dérivés, etc.

     Ensuite, ce ne sont plus strictement les lieux du nationalisme d’antan. Certes en – 380 : Isocrate prononce, dans le stade d’Olympie, le Panégyrique (sur l’unité de la Grèce). Certes encore la période ouverte par Pierre de Coubertin consacre le nationalisme, et opère une consécration de l’athlète qui doit rejaillir sur sa cité. Désormais, tendanciellement, ces données sont en cours de modification, puisque le joueur suit les flux financiers, les stades sont entrés dans le jeu du tourisme de masse, et ils se renvoient les uns les autres d’un continent à l’autre.

     Enfin, ce sont des plateformes – un peu comme on dit, en matière hospitalière, un « plateau technique » – multiplexes, multi-événements, multi-médias, produisant moins un spectacle total qu’une occupation totale des spectateurs ou auditeurs.

     Ce qui a plusieurs significations : 

– Le contenu cède d’abord le pas devant l’omnipotence des formes architecturales et techniques, devant une autorité du cadre qui définit l’espace où se projettent les activités ; 

– De surcroît, ce cadre exerce une suprématie internationale (4) ;

– Ce n’est plus la concentration sur un espace qui rythme le temps (l’unité du lieu qui fixe le temps du spectacle), mais la succession du temps qui s’opère dans la circulation d’un stade à l’autre ;

– Par conséquent ce sont les flux, les circuits et les connexions qui en sont les moteurs ;

– Ensuite, le grand stade est voué au très grand spectacle ou plutôt aux « grands événements » ( !) – « le meilleur du sport et du spectacle » (publicité du Stade Pierre Mauroy, Lille) -, qui a moins besoin de symboles désormais que de louanges, et de modes d’expression de grande frappe ;

– L’invention du grand stade correspond à l’extension d’une mise en scène mondialisée (y compris par les artistes, depuis Philippe Découflé) : immersion, etc. ;

     Nul besoin de commenter de surcroît, le fait que les associations commanditaires des spectacles ont besoin de financements internationaux, couverts par l’État et les pouvoirs locaux, pour déployer ces politiques sportives d’équipement et d’animation. Soulignant ainsi l’interpénétration nouvelle entre business international et État.

     Parler à ce propos de plateformes, cela revient encore à souligner que l’histoire des stades n’est pas linéaire et continue. On ne passe pas du stade grec au stade contemporain par amplification. Les grands stades contribuent à définir une situation nouvelle, celle du monde contemporain. Ils sont d’excellents analyseurs de ce monde, pour employer une formulation de l’École de Francfort.

     C’est bien par ces biais que nous en sommes venus au titre du numéro de Raison présente : Le monde devenu stade, La mondialisation par les stades, etc… D’abord ce titre nous permettait de prendre des distances avec les analyses uniquement liées au football : par ex. la footballisation de la société. D’autre part, il appuyait cette idée d’une histoire non linéaire. Enfin, il tenait compte de la condition de mondialisation.

La dissolution du peuple en public puis en individus

     Afin de saisir maintenant l’adhérence plus ou moins parfaite (c’est tout de même l’enjeu !, en l’occurrence les contradictions du système monde (selon l’expression de Immanuel Wallerstein)) entre les urbanismes (où sont-ils placés par rapport à la ville), les architectures (les formes qui permettent la performance, la circulation de la marchandise et l’instrumentalisation), les flux et les contrôles des flux (y compris du terrorisme, entré dans l’arène récemment), les joueurs (sport ou musique, ou politique), et les spectateurs ou auditeurs, il faut dépasser la notion banale de « machinerie » et travailler sur les modes nouveaux de l’élan collectif induits ou soutenus par les grands stades… Car en rester à la « machinerie », c’est évoquer un cadre, plus ou moins neutre, dans lequel tout le reste s’inscrirait, sans faille, grâce à un peu d’huile, un peu de jeu, et dans lequel tout devrait fonctionner parfaitement.

     Or, le grand stade n’est pas une telle « machinerie » (si d’aventure, il en existe de telles, hors du XVII° siècle). Il nous a semblé qu’il ne renvoyait d’ailleurs pas à une théorie mécanique, mais à une théorie dynamique des flux. D’une certaine manière, une théorie proche de celles qui se déploient dans l’esprit de Gilles Deleuze caractérisant notre époque comme celle de l’émergence des sociétés de flux et de contrôle, plutôt que comme celle des disciplines.

     Mais qu’en est-il de ces flux et de leur fonction politique ?

     Quant aux flux, il en est de toutes sortes dans les grands stades :  flux de foules, bien sûr, mais aussi flux des marchandises, puisque ces plateformes sont aussi des centres commerciaux, flux des règlements différents pour chaque type d’usage, flux des comportements qui ne cessent de prendre la forme de l’ici et du maintenant. C’est bien la propriété des flux : celle de n’avoir pas de forme fixe, mais de s’écouler en prenant la forme de ce qui les conduit.

     Quant à la fonction politique : elle se saisit fort bien dans une comparaison – simultanée au passage du sport hygiéniste au sport business, ou au passage du concert de salle au concert de stade. Autrefois, le (petit ?) stade avait vocation à participer à la construction de sujets populaires, ou de sujets de la représentation du peuple (celle qu’on s’en fait dans chaque condition donnée). Il prêtait son concours au cérémonial national, dans les totalitarismes certainement, dans les démocraties non moins – les cérémonials dont se méfiait Jules Vallès, dès les premiers temps de la III° République, mais auxquels Stéphane Mallarmé n’était pas insensible pour en dénoncer l’idolâtrie, mais pas le principe. Le (petit ?) stade allait en quelque sorte à la rencontre du « populaire » (Victor Hugo, Honoré de Balzac, Eugène Sue), en appelant au rassemblement national, que celui-ci serve aux pouvoirs (le fétichisme de l’unité) ou aux savoirs (notamment des « foules » ou des « masses », pensons à la sociologie d’Émile Durkheim ou de Gustave Le Bon). D’objet de menace dans la société, le peuple était rationalisé dans le stade. Il prenait la forme d’un public disciplinable.

     De nos jours, grands stades aidants, la gestion des flux ne passe plus, nous semble-t-il, par la figure du peuple, mais uniquement par celle de la foule et des individus, ou de leurs rapports entre eux (le singulier et le général). Et dire « gestion » dans ce cas est approprié, puisque l’affaire est devenue entièrement technique. Si autrefois, dans le cadre des stades, on prononçait le terme « peuple » pour parler des « gens de rien », des « masses » dans lesquelles on pouvait repérer des traits pittoresques et les stéréotypes de l’imagerie sociale (à partir du point de vue des élites), désormais la foule est devenue entièrement l’objet des gestionnaires, pour lesquels la nation n’est plus centrale, sinon de manière folklorique.

     Question par conséquent : dans les grands stades, le sport, la musique, les performances sont-ils désormais moins chargés d’un potentiel symbolique politique ?

     Certainement pas, mais le prisme nationaliste nous est paru trop faible. Il faut y insister, alors que, concernant les stades, on est encore trop souvent orienté vers le discours sur les « meutes sportives », sur le « fascisme latent » des foules, etc., opposés au « bon sport » ou aux « bons concerts ». Ce que reprend, d’une certaine manière, comme d’autres, Robert Redeker (5). Constatant la déliquescence du sport par affaires, matchs truqués, produits dopants interposés, et sous-entendant que ces malversations sont seulement entrainées par une « dérive », il écrit : « Malgré la prolifération de toutes ces informations sordides, la croyance dans le sport continue d’être fermement chevillé à l’imaginaire de nos contemporains ». Les sportifs restent aux sommets de l’admiration collective. Les foules haïssent la corruption politique, mais pas la corruption sportive. « Le sport est une forme très sophistiquée de colonisation de l’existence ». La temporalité des matchs de foot s’impose à tous, maillage totalitaire du temps fondé sur un sempiternel retour de la même pacotille ». « Voici donc le temps qui pourrait être créateur, occupé par le sport ». Il perpétue l’idée d’un ersatz de religion, de communauté politique, par ces cérémonies. Et au nom d’une nation dévoyée, il relie les stades à l’individualisme consumériste de masse et le sport à une « usine, un ersatz illusoire de communauté ».

     Il me semble que ces images demeurent prises dans le prisme des (petits ?) stades, dans lesquels la fiction de la nation, et les comportements machistes, est/sont encore prégnante/prégnants. Et je ne suis pas certain que dans les grands stades les comportements soient véritablement tribaux (sur le mode des propos de Michel Maffesoli) ou uniquement voués à un ersatz « chimérique et manipulateur » de communauté politique. Les grands stades nous font passer à une autre échelle, physique et mentale. C’est ici que doit intervenir la question du spectateur-auditeur et de l’individu dans son rapport à soi.

Le spectateur-auditeur de Stade

Le texte s’interrompt ici.


(1) On peut justifier cette dénomination (« grand stade ») soit par les textes officiels, soit moins par la taille que par l’ambition mondiale et le prestige auprès des organisations et des spectateurs. Quant aux textes officiels, cf. le rapport Seguin : « Pour ce qui est des « Grands stades » (par cette dénomination, on entend les stades ayant une capacité d’accueil supérieure à 30 000 spectateurs), on recense quatre projets de création nouvelle (Lille, Lyon, Nice, Strasbourg) et quatre projets de rénovation profonde (Lens, Marseille, Saint Etienne, Nancy). »

(2) Deux remarques : nous laissons de côté la période précédente : Albert Camus et son propos sur le foot (« Vraiment, le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre, qui resteront mes vraies universités »), ainsi que La peste, qui se déroule pourtant pour une grande partie dans un stade, Nicolas de Staël, Fromanger, etc. ; et nous ne sommes pas persuadés de l’antagonisme si radical entre un stade sans soubassement littéraire qui abriterait de langage minimal de la vocifération.

(3) Ce point demeure problématique : Il existe désormais des concours d’art à l’occasion des événements sportifs, … mais cela existait sous l’ère des (petits ?) stades :  non seulement Pierre de Coubertin affirmait que « le sport est  occasion d’art » (1912), mais cinq concours d’art ont eu lieu autour de jurys conduits par Paul Valéry, Paul Claudel, la Comtesse de Noailles, Jean Richepin, … De tels concours d’art ont été remis en selle, par M. Samaranch, en 1982.

(4) Le monde est foot, article de Michel Samson, Libération 19 octobre 1995 ; p. X, sur le livre de Christian Bromberger, Le match de football, ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, 1995, MSH.

(5) Libération, 24 avril 2001. Rebonds / Halte aux « meutes sportives ». Un phénomène religieux arrivant à la suite de l’épuisement du religieux. Ce n’est même pas un opium, mais un ersatz d’opium. Qu’est-ce en définitive que le sport : « une colonisation de l’existence », « un imaginaire totalitaire appauvrissant vie et intelligence de milliards d’hommes », « Une destruction de la politique ». À voir, évidemment, à discuter certainement.

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