Entretien avec Christian Ruby par Frédéric Darmau, à propos de son ouvrage : Des cris dans les arts plastiques, de la Renaissance à nos jours, Bruxelles, La Lettre volée, 2022

Frédéric Darmau (F.D.) : Votre dernier ouvrage ne se contente pas de répertorier des cris dans les arts plastiques. Il se concentre sur les traits caractéristiques de la perspective moderne sur le cri humain. Il en élabore la logique première, la sécularisation, puis les dynamiques philosophiques, notamment en ce qui concerne la performance et ses rapports avec l’espace public. Est-ce cela l’importance des cris dans les arts d’exposition plastiques ?   

Christian Ruby (Ch.R.) : Du point de vue secondaire de la quantité, j’ai pu répertorier, dans l’espace de la modernité, de très nombreux cris dans tous les domaines et genres artistiques, ainsi qu’au travers de nombreux médiums. Disons, depuis la Renaissance. Cela étant, dans l’ouvrage, je n’explore que les arts plastiques dans la mesure où ce registre est le seul à offrir des commodités en matière d’édition de livres, d’impression et de diffusion. Mais cela n’explique rien du cri. L’approche quantitative ne conduit pas très loin. Durant tout le Moyen-Âge, des cris religieux sont diffusés à profusion.

En revanche, face aux cris sécularisés, plusieurs questions se profilent. Curieusement, en première approche, dès qu’on prononce le terme « cri », il ne faut pas chercher longtemps dans sa mémoire des images de cris. Il en est de nombreuses disponibles immédiatement grâce aux arts plastiques. La bouche en cri peinte par Edward Munch (Le cri, 1893), celle de l’infirmière horrifiée devant le landau dévalant les escaliers d’Odessa dans Potemkine (1927) de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein ou celle de la scène de la douche dans Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock. En ce sens, le cri, la bouche en cri nous sont familiers en images. Mais qu’est-ce qui nous est familier dans ces images ? Ces images requièrent donc d’interroger leur fabrication, l’esprit dans lequel elles fonctionnent. Et par conséquent aussi la fabrique de notre regard sur elles. En quoi ce trou sur une toile manifesté par une bouche ouverte, une bouche en cri, nous concerne-t-il et comment ? D’autant que ce trou noir s’ouvre sur l’infini, et non sur les secrets de notre petit moi, nos sentiments et nos passions. C’est bien là l’objet de ma curiosité philosophique qui, au final, revient sur la question plus générale des cris dans la société.

F.D. : Effectivement, dès l’ouverture de l’ouvrage, vous précisez qu’existe un lien entre cette dernière publication, Des cris dans les arts plastiques, et la précédente, Criez et qu’on crie, qui portait sur le cri en matière politique. Quel trait commun traverse ces deux publications ?  

Ch.R. : Incontestablement, cette dernière recherche, qui participe plutôt d’une philosophie artistique et esthétique, s’appuie sur un acquis/un écrit précédent, celui-là de philosophie politique, d’analyse de notre rapport aux cris d’indignation et de dissentiment, dans la rue, dans les manifestations. Ce serait même une certaine manière de penser, par deux fois, le lien entre politique et esthétique. Cet acquis politique, c’est l’idée selon laquelle le cri d’indignation et de dissentiment, contrairement à une idée reçue et aux réactions qu’il suscite habituellement, n’est pas une pulsion irréfléchie et infra-linguistique, ne relève pas d’une pathologie à faire soigner par un psychothérapeute. Le cri d’indignation et de dissentiment consiste en une parole à laquelle des récepteurs, en général les autorités, mais ce peut être aussi l’opinion, dénient une signification en la croyant sauvage, alors qu’elle sauve, au moins de l’indifférence. Le cri est bien une parole qui indique quelque chose, un refus, une manière de dire « non » à l’encontre d’une domination, d’une exploitation ou d’une coercition.

  1. D. : Sur ce fond politique, quel corpus cernez-vous afin de conduire votre nouvelle analyse ?

Ch. R. : Il me semble que l’originalité de ce nouveau corpus, c’est d’isoler et d’analyser, dans l’histoire de l’art, par conséquent au cœur d’un immense corpus souvent traité comme uniforme alors qu’on peut douter qu’il soit homogène, des œuvres spécifiques. Et de deux sortes :

– Des œuvres d’art d’exposition qui « parlent » moins du cri, au sujet de et autour du cri sur le mode analogique, avec l’intention de décrire une bouche ouverte ou de jauger le cri dans des évaluations morales ou psychologiques, qu’elles ne « parlent » le cri, et en particulier le cri d’indignation et de dissentiment ;

– Ou des oeuvres qui constituent des œuvres-cri, des œuvres dans lesquelles ce n’est pas l’art qui tente de prendre possession du cri mais le cri qui tente de s’emparer de l’art. La notion d’œuvre-cri, pour la situer dans notre histoire littéraire, vient de Denis Diderot. Il l’applique à l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Et, j’ai déjà eu à en traiter concernant Antonin Artaud et d’autres, dans des articles de revue (L’Étrangère, notamment).

F.D. : D’ailleurs une partie du corpus étudié est illustré dans l’ouvrage, certes par une iconographie en noir et blanc, mais significative tout de même. Et vous étudiez même ce corpus œuvre par œuvre pour en tirer des éléments différents à chaque fois. Alors, quels résultats présentez-vous ?

Ch.R. : Mon premier résultat est le suivant : montrer quand, comment et pourquoi une conception moderne (séculière) du cri a été extraite par les arts plastiques européens de la référence au divin et au sacrifice. Ces cris – qu’encore une fois, je choisis autour de l’indignation et du dissentiment (cela ne concerne donc pas toutes les sortes de cris) – suspendent toute culpabilité religieuse ou allusion aux dragons médiévaux. Ce sont des cris individuels ou collectifs, pleins de réprobation envers des sources uniquement humaines (guerres, dominations, crimes), en forme d’appel aux spectateurs, afin qu’il regarde ce qui le regarde, à savoir ce que font les humains aux humains et pourquoi ils le font. Mais ce n’est pas tout. Ce premier résultat est suivi d’un autre qui consiste cette fois à montrer comment ces traits sont déplacés ensuite par les modernistes et par les performeurs contemporains de cris, en fonction des conceptions nouvelles de la pulsion (psychanalyse) ou de l’espace public (politique).

Cette recherche insiste enfin sur le fait que le cri en art d’exposition permet aux spectateurs/regardeurs de rencontrer un crieur en porteur d’une réflexion sur une situation, sur un rapport social et politique, sur l’adresse et l’échange qui le constituent comme humain ou comme exercice d’humanité dans une civilisation à transformer (puisqu’il crie contre elle). Ce qui peut devenir un moment dans un processus de subjectivation, que j’ai commencé à étudier par ailleurs dans des ouvrages sur la notion de « spectateur ».

F.D. : D’une certaine manière, on peut croire en première approche que ces résultats restent pris dans l’histoire des arts. Mais alors qu’en est-il du point de vue philosophique ?

Ch.R. :  Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas une recherche d’historien d’art, ce dont je n’ai pas les compétences. En revanche, du point de vue philosophique, qui n’est pas dissociable de ce qui vient d’être dit, il me semble que l’on peut retenir quatre choses.

D’une part, cette recherche permet de renforcer une perspective épistémologique. Elle institue une opération de pensée destinée à favoriser des distances avec le statu quo à l’endroit du cri (il ne serait pas nécessaire de l’écouter puisqu’il resterait incompréhensible dans son essence) et à construire des écarts avec les discours dominants afin de rendre du jeu à la pensée. À quoi s’ajoute une opération d’analyse du regard spectatorial.

D’autre part, à une époque où la culture est maltraitée, où l’éducation artistique et culturelle est le plus souvent formatée, cette recherche vise à faire comprendre que la culture, notamment artistique, ne désigne ni un monde d’objets hérités et bridés par un testament (réification), ni une discipline que l’on pourrait apprendre (déterminée par un programme et assignée à des experts), ni une somme de connaissance ou l’essence, voire le trésor d’un peuple. Ainsi que le montrent les œuvres citées et le rapport à elles, la culture consiste en une formation des femmes et des hommes à la capacité à demeurer debout en toutes circonstances et en un déploiement d’une trajectoire, tissée d’exercices et de règles de l’existence, qui multiplie les attentions potentielles aux œuvres humaines dans leur altérité et qui amplifie la composition potentielle de rapports avec les autres.

Ensuite, cette recherche rend la philosophie à des exercices (et non des expériences ou des dogmes). L’exercice philosophique n’est pas l’exercice scolaire par lequel l’élève vérifie l’acquisition de règles proposées. Il se constitue d’un ensemble de règles de reconfiguration de soi par la mise en œuvre desquelles chacun change sa manière de voir et de dire le monde. L’exercice impose la distance du travail sur soi et du temps, accomplie par l’intermédiaire de la fréquentation des œuvres humaines.

F.D. : …Et le quatrième point à retenir nous reconduirait aux cris dans la société contemporaine ?

Ch.R. : Cette recherche s’apparente enfin, en effet, à une archéologie qui serait orientée moins vers le passé (les conditions de possibilité d’une sécularisation du cri) que vers notre avenir, et donc les conditions de possibilité d’une compréhension des cris dans notre société, ou des cris interprétés par les performeurs au droit d’une société entièrement à reprendre en mains. Au demeurant comment ne pas saisir les liens qui existent entre les cris dans les performances des artistes contemporains (quels qu’en soient les motifs : politique, féminisme, écologie, etc.), les cris d’indignation et de dissentiment dans le champ politique et les philosophies de la politique qui s’inquiètent du devenir de l’espace public ? On peut d’autant moins écrire (ou peindre ? ou performer) sur les cris dans des mots établis que le fait de transformer les cris en objet d’attention et de recherche nous transporte dans un espace dans lequel nous sommes toujours déjà pris, bon gré mal gré. Que ce soit au titre de l’enfance (ce que je n’étudie pas, ou d’autant moins qu’on peut être un grand crieur sans devenir vraiment cri), au titre de la révolte adolescente ou autres avatars domestiques ou privés, ou plutôt, pour moi, au titre de la politique et des arts, dans et par lesquels, chacun et chacune s’efforce, en dehors de toute imitation, de rencontrer les cris des uns et des autres afin de tracer des conjonctions vives.

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