Huit réflexions pour affirmer que rien n’est perdu

Motif de la réflexion :

« La commission culture Europe a sauvegardé son programme culture dans le cadre de « Europe 2020 », et nous ne pouvons que nous en féliciter. Toutefois,  nombre d’acteurs culturels ne s’y retrouvent pas ou peu, tant la politique européenne en matière de culture est contrainte par la réalité économique à laquelle l’Europe doit faire face dans sa globalité. L’Union parle du secteur culturel et créatif comme devant être  mesurable dans l’emploi, la croissance et l’innovation européenne, et ancre sa politique culturelle dans la nécessité d’investir spécifiquement dans son renforcement et sa compétitivité, dans un contexte de mondialisation et de changements forts liés au numérique. Cet ancrage pose une vision de la culture dominée par le secteur marchand, loin d’un bien commun et d’un droit constitutionnel pour les populations européennes. Est-il possible dès aujourd’hui de penser conjointement avec les élus, les acteurs et la société civile  une politique culturelle européenne qui valoriserait ces bases fondamentales et de co-construire ensemble une Europe de la culture ? A quels enjeux serons-nous confrontés dans les années à venir, et quels leviers sont possiblement actionnables afin de s’introduire dès maintenant dans le débat de la préparation de l’après- Europe Créative ? »

 Liminaire

             Soyons modeste :

– je fréquente des concerts, j’écoute des disques, mais je ne connais rien à la musique. J’ai juste sur elle un « point de vue » (?) d’auditeur.

            – Je dirige un blog : Le spectateur européen, mais je ne suis pas rompu à la technique parlementaire ou institutionnelle européenne, d’ailleurs ce n’est pas mon but de m’y enfermer.

            – Conséquence : je suis plutôt, par ma fonction de philosophe et à l’aune de mes collègues (Derrida, Cacciari,…), destiné au lyrisme, concernant les questions européennes. Mais il me semble que le lyrisme a parfois du bon. Vous allez en juger.

Et si la question est bien celle de savoir comment la culture est devenue l’objet d’une politique publique ou comment elle peut se développer en politique publique, il va falloir d’emblée croiser entre nous les raisons que nous avons d’affirmer ceci ou cela, comme on dit « croiser le fer ». Sans doute ne parlerons-nous pas tous de la même chose avec les mêmes mots, même si je ne suis pas naïf et suis capable de comprendre que la culture est aussi un secteur d’emploi(s) ?

Néanmoins, comme je vais tâcher de le montrer, l’Europe s’honorerait, en effet, au nom de sa propre fable, de donner des garanties aux créateurs européens contre les censures et les directives uniformes (j’ai adhéré à l’Observatoire de la liberté de création), plutôt que de soutenir un courant culturel mainstream qui impose une fausse universalité, là où on attendrait que la multiplicité confrontée soit plutôt la règle du jeu.

– 1 –

Mon premier soin doit être d’expliquer pourquoi il est difficile de se taire sur cette question qui motive notre réunion.

Il ne faut pas craindre en effet de se heurter d’emblée à l’opposition interne, éprouvable par chacun, entre :

– la valeur que les européens, en général, les philosophes aussi, et compte tenu de leur histoire propre, accordent à la culture sur leur territoire, et surtout à leur culture européenne par rapport aux autres cultures (qu’elle a souvent regardé de haut) ;

– et les conditions concrètes de l’exercice de la culture et des arts dans un cadre qui s’appelle aussi « Europe », mais qui ne recouvre pas le premier (puisqu’il ne s’agit que de l’Union européenne).

Cette opposition met en jeu une fable et une réalité. Ce qui, vu sous l’angle que je connais le mieux par mon travail, va nous faire rencontrer, dans le premier cas, un être qui s’apparente à un lecteur ou une lectrice, un d’auditeur ou une auditrice, un spectateur ou une spectatrice, et dans le second, un autre être rassemblé sous le nom économique de consommateur ou de client.

Ce heurt est justement une des conditions de la question posée.

– 2 –

Au commencement, donc, la fable ! Une fable qui comme chacune des fables « identitaires » repose sur une histoire rétrospective et anachronique. Encore une fable n’est-elle pas une illusion !

Cette fable raconte que l’Europe est, historiquement, un des grands centres mondiaux de la culture. Même à l’heure où chacun est obligé de reconnaître que l’Europe n’est plus qu’une province du monde, cette fable demeure prégnante.

Depuis longtemps, et des débats publics connus, les uns et les autres se battent pour faire reconnaître cette fable de l’immédiate conjonction entre Europe et Culture, citant Athènes, Rome et Jérusalem comme piliers de notre sagesse, et pour servir d’excitant un peu de philosophie des Lumières et, pourquoi pas, des morceaux d’athéisme pour faire bonne mesure et diminuer le poids de quelques nostalgiques.

On peut toujours gonfler les fables, plus ou moins mécaniquement, ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel est leur prégnance, et l’organisation mentale à laquelle elles président, si, après tout, dans le cadre de l’Europe, chaque nation peut y ajouter ses références, ses auteurs, ses compositeurs, et tous ceux qui sont censés pouvoir agir dans tous les temps. Dante y côtoie Shakespeare, et Goethe et Beethoven et Matisse, …

Je pourrai négliger cette fable, elle est d’ailleurs pour partir déchue.

Néanmoins, elle m’intéresse sur un point qui va nous donner toutes les raisons du monde d’en reparler. Dans cette fable, l’art et la culture ne sont pris ni pour des passe-temps qui chantent les louanges des sens pendant que des forçats s’exténueraient dans la soute de nos sociétés (Métropolis), ni pour des remèdes que l’on pourrait exhiber dans des occasions plus ou moins grandioses pour porter assistance à l’élection de nos personnels politiques.

 – 3 –

            Cette fable donc est sans aucun doute déchue, moins crédible de nos jours qu’à certaines autres époques, ce n’est pas l’objet de la discussion. Toute fable peut se défaire sous nos yeux. Se décomposer ou perde sa crédibilité. Ce n’est plus de cela qu’il convient de parler.

            Nous parlons maintenant de l’UE, des institutions dont nous nous sommes dotées, à partir du XX° siècle, pour de nombreuses raisons qui ne furent pas d’abord culturelles. Et si l’Europe et la culture sont intrinsèquement liées, dit la fable, l’UE et la culture ne le sont pas. Ou pas de la même manière.

            J’insiste d’abord sur un premier aspect de ce propos, pour éviter les malentendus. L’UE ne nous est pas extérieure, ce n’est pas d’un côté le système et de l’autre le pauvre « moi » qui subsiste par hasard ; ce n’est pas non plus « l’UE de Bruxelles » (à prononcer dans un même souffle et de manière péjorante) d’un côté, et de l’autre nous autres pauvres résistants, qu’on revête des bonnets rouges ou non !

            Nous sommes dans la même barque, cela aura des conséquences par la suite.

   – 4 –

             Du point de vue des arts et de la culture, ce qui se passe dans l’UE est tout autre chose que ce dit la fable. Encore faut-il préciser que, techniquement, la culture relève encore d’un principe de subsidiarité qui a son efficace et qu’on ne peut totalement négliger.

            Bref, parlons maintenant de la culture mainstream, selon le terme importé en France par Frédéric Martel, lequel désigne les pratiques culturelles qui se développent sous forme d’une consommation unifiée par laquelle le monde entier s’abreuverait à des sources culturelles dites « universelles ». La propriété de cette culture mainstream soutenue par l’UE, la seule sans doute codifiable et gérable aisément, parce qu’elle est du côté de la rengaine et des flux canalisables, est qu’elle prépare une nouvelle phase d’un monde moderne d’une stupéfiante homogénéité, tissé de clichés et de reproductions mécaniques qui veulent suspendre le divers et contrôler la multiplicité.

            Cette culture a deux traits :

–          En elle, culture et arts, par leurs institutions, s’ils ne constituent plus des centres d’enfermement, sont devenus des foyers de contrôle par leur soumission à l’idéologie de la communication ;

–          En elle, les décideurs pensent la réception artistique et culturelle mécaniquement, ce qui a pour incidence l’anesthésie marchande du spectateur noyé dans le beau commercial, ou encore l’idée d’un spectateur (d’un auditeur aussi) considéré comme acquis ou conquis d’avance, sujet préalablement donné à l’œuvre, simple instrument de reconnaissance d’une esthétique programmée.

Et plus globalement, cette culture soutient la « démocratie du public », dont on sait qu’elle émerge lorsque d’autres formes de gouvernement des populations s’épuisent.

 – 5 –

 Recalons-nous sur une petite leçon d’esthétique (mais pas d’art), au moins sur trois points :

            1 – La réception des oeuvres d’art n’est jamais mécanique mais toujours dynamique. Le « récepteur » (si cela existe) ne reçoit pas des signaux auxquels il doit répondre ou se soumettre, il reçoit des significations dans un jeu de la sensibilité (qui est aussi une forme de pensée), et il construit son monde dans la forêt des signes qui lui sont présentés, à l’aune du temps de ses expériences du monde, d’un temps requis pour les voir, les entendre ou les examiner, un temps en quelque sorte de « loisir », fût-il arraché au temps contraint. Chacun ordonne son propre montage, et parfois à contre-courant, et l’insère dans son existence, de telle sorte que la culture dont nous avons à parler se présente moins comme un type d’œuvre que comme l’ensemble des exercices par lesquels les femmes et les hommes se tiennent debout en toutes circonstances ;

            2 – Ce qui a pour conséquence que nul ne peut décider de la réception des oeuvres et de ce qui est recevable par avance. La propriété d’une œuvre d’art est qu’elle est une proposition faite par un artiste, par l’intermédiaire d’un objet (peint, sonore…), d’un geste ou d’un discours d’adresse indéterminée à tous. Toute œuvre qui calcule d’avance les effets qu’elle veut produire n’est plus une œuvre d’art, mais une œuvre publicitaire ;

            3 – Le trait le plus important de l’œuvre d’art, qui est une puissance sensible de la pensée, est d’arriver à dépasser la simple réception ou la réception singulière, pour exister dans l’espace des mots et dans l’espace public (la politique de l’art), ou des mots de l’espace public, celui de la communauté des spectateurs et auditeurs dont on sait qu’elle est constamment à refaire.

            Pour tout dire, l’intelligence du spectateur ou de l’auditeur est donc d’échapper par tous les biais possibles aux assignations… et de ne pas se soumettre aux cadres institutionnels de la domination esthétique.

Il serait facile de montrer que regarder un tableau ou lire un texte littéraire peut participer d’une entreprise de désubjectivation grâce à laquelle les objectivations normatives constitutives du sujet-spectateur esthétique ou du lecteur classique se trouvent dénouées. Ces pratiques de l’écoute, du voir ou de la lecture deviennent autant de ruses, faisant droit par un autre biais au bonheur qu’il y a à se détacher des normes en découvrant d’autres langages que ceux qui sont imposés, dans lesquels le sujet parlant vient à s’évanouir. Le spectateur-lecteur-auditeur reconnaît alors que peinture, musique et littérature se dérobent à ses habitudes et le tiennent à distance, dans un autre espace, creusé par des paroles habituellement impossibles à entendre.

 – 6 –

            Dans cette optique, le numérique, dont on parle tant et autour duquel on déploie beaucoup de soins, parfois pour se faire plaisir, constitue actuellement une sorte de défouloir ou d’échappatoire. Parler de numérique, en ce moment, revient le plus souvent à évoquer des techniques et non des contenus culturels et artistiques, ou à défendre des techniques sans se méfier des contenus qu’elles risquent de véhiculer.

Il convient de faire remarquer d’abord que la question du numérique n’est jamais claire. On confond sans cesse l’informatique et Internet avec le numérique. Si les premiers coïncident avec un ensemble de techniques, le numérique, en principe, désigne des rapports sociaux (et c’est là l’objet de notre débat).

            Le développement des arts technologiques, il est vrai, a plusieurs incidences sur l’art et les pratiques artistiques. Dès lors qu’une œuvre est construite selon ces protocoles, elle devient à la fois, le fruit d’une mise en protocole du faire de l’artiste, l’intériorisation d’un protocole technologique, et la mise en place d’un protocole pour son activation. Ils participent ainsi, incontestablement, du déplacement des assignations anciennes de l’art du spectateur classique. Ils bouleversent le regard ou l’audition, comme le montre l’ouvrage de Nicolas Thély, Le tournant numérique de l’esthétique, dans le cadre des publications de Remue.net. Dans cet ouvrage, l’auteur parle de l’impact des pratiques artistiques et des pratiques amateurs contemporaines, au droit des nouvelles technologies, dans la production esthétique du regard. Il pense, en effet, que le numérique bouleverse le regard.

            Comment percevoir ces changements ? L’auteur place sa réflexion au plus près des oeuvres, des formes et des pratiques et trouve la juste distance nécessaire pour permettre de penser que les arts technologiques constituent une expérience qui irradie des formes, et induit des transformations profondes.

            Le tournant technologique de l’esthétique serait donc dans la logique de l’après-coup. Il nous permettrait de saisir à partir des oeuvres et des pratiques, ce qui n’est déjà plus et nous donnerait des outils pour comprendre l’actualité mouvante de notre monde, la complexité de nos expériences contemporaines. Et de prendre alors conscience des changements de la sensibilité et de l’inscription du numérique dans notre humanité même.

            La question du numérique, me semble-t-il, est autre. Elle concerne la civilisation qui est la nôtre. Et elle requiert des débats dans la société qui n’ont jamais lieu, puisqu’on se cantonne à entretenir ou les nostalgies du passé, ou les enthousiasmes technologiques, sans se demander ce qu’il en va des rapports sociaux.

 – 7 –

            Dans ce contexte, si contradictoire soit-il, et si l’Europe, le « système », nous était  vraiment extérieur, il n’y aurait rien à faire ou à dire, qu’à fuir dans une ile déserte. Ce ne sera pas mon option. Je n’adhère pas à l’alternative ancienne : ou les choses sont ce qu’elles sont ou elles ne sont pas ce qu’on croit.

En un mot, nous pouvons quelque chose à la situation qui est la nôtre et qui a été fabriquée par les nôtres.

            Quelle stratégie adopter ? Nous pouvons toujours désirer/engendrer autre chose que ce qui est (une autre œuvre), même sans viser un terme (à la manière du peintre qui recommence sans cesse, ou du musicien). Nous pouvons faire lever aussi des expérimentations d’une autre sorte, déjouant les prévisions, traçant des lignes de transformation actives, cherchant la conjugaison de ces lignes en archipels de collaboration, de travail, de réalisation, précipitant leur vitesse ou la ralentissant sans cesse.

Le plasticien Hirschhorn, en se réclamant de Deleuze, proposait autrefois des projets artistiques publics nomades, chaque fois prévus pour des lieux urbains décentrés de la base initiale des œuvres habituelles d’un art public qui n’avait pas encore dépassé la pédagogie imagée d’antan, les centres-villes. Forces et lieux se conjoignaient dans l’acte d’écartement qui produisait alors un art public de facture et de procédure inédites.

 – 8 –

   Concluons. Hirschhorn n’est ici qu’un témoin, pas un modèle. Ce qu’il nous permet de comprendre c’est que face à une situation nous n’avons ni à fuir, ni à céder. Nous devons nous acharner à trouver les moyens d’en extraire une manière de penser et de faire écartelant sans cesse les éléments constitutifs de la réalité institutionnelle.

            L’un de ces moyens, c’est de restaurer et de multiplier les trajectoires des femmes et des hommes qui entrent en composition dans des actions culturelles et artistiques, afin que personne ne cède aux assignations, ou que chacun trouve dans son rapport aux oeuvres les moyens de sa subjectivation.

* L’auteur : Christian Ruby, Docteur en philosophie, enseignant (Paris). Derniers ouvrages publiés : La figure du spectateur, Paris, Armand Colin, 2012 ; L’archipel des spectateurs, Besançon, Nessy, 2012.

Un ouvrage à paraître en septembre 2014 : Spectateur et politique, Bruxelles, La Lettre volée, 2014.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire