Cours d’inauguration de l’agrégation d’arts plastiques,
Bruxelles, septembre 2015
Christian Ruby*
Près de 950 vernissages d’expositions d’œuvres d’art par semaine dans le monde (1), des Biennales, Documenta et autres dispositifs de présentation des œuvres d’art ! Et autant de propos destinés à maintenir la valeur de référence de cette institution – l’exposition – que d’aucuns trouvent obsolète. Paolo Baratta affirmait, par exemple, récemment, que la Biennale de Venise est « l’organisation culturelle la plus efficace au monde ! », rappelant ainsi que cette exposition d’œuvres d’art, comme toutes les expositions, se donne pour une stratégie visant un public voué à l’art, célébrant même, à cette occasion, une « rencontre du public avec un univers artistique exigeant (qui) n’est pas impossible » (2). Il n’évoque pas uniquement par ces mots la rentabilité des expositions, requise, on le sait, sous peine de ne plus bénéficier de soutiens financiers !
Le directeur artistique de cette biennale d’art contemporain en cours (2015, All the world’s futures), Okwui Enwezor, confirme ce caractère public de la conception actuelle de l’art et de l’exposition : il traite la Biennale comme une arène puisque « une exposition de ce type est un espace où un certain nombre d’actions variées prennent place ». Dans son propos, il introduit aussi la notion de scène qui « met en marche tout un espace discursif ; elle transforme l’exposition en arène culturelle dans laquelle l’interaction entre l’art, ses processus et ses histoires se perçoit en relation avec d’autres disciplines » (3).
Même s’il est possible de cerner des moments où ces mots changent de sens sans jamais être vraiment thématisés, ces termes « exposition », « manifestation culturelle », « public », « scène » persévèrent de nos jours à évoquer le rapport de l’art à des spectatrices et des spectateurs, cette fonction spectatoriale étant née, comme on le sait, simultanément aux pratiques classiques de l’art bien vite rangées sous la « bannière de l’art » (Honoré de Balzac ou Gustave Flaubert) (4). Occasion nous est ainsi donnée d’entreprendre quelques exercices de pensée et de discussion philosophiques autour de la vocation publique de l’art, tout en dressant, autant que possible, entre idées reçues, lamentations anesthésiantes et affirmations, un panorama d’ouvrages de référence, une sorte de petite bibliothèque (d’agrégation) de problématisation de la notion d’exposition.
Car, cette vocation publique de l’art renvoie à des conditions historiques d’émergence dont on doit se demander si elles produisent encore des effets dans un monde qui doit désormais être pensé à l’aune d’un contexte mondialisé, face à des styles ou des canons artistiques différents, des manières inédites de faire de l’art qui circulent et se juxtaposent dans les expositions, elles-mêmes devenues œuvres. Autrement dit, que règne l’idée selon laquelle chaque medium de l’art possède son essence qu’il incombe à l’artiste de révéler, ou l’idée d’un art postmoderne, ou un travail de déconstruction, minimaliste, conceptuel, art orienté objet, voire des performances ; et quelles que soient les déclarations qui imposent aux œuvres, dans les expositions, d’être dominées par tel ou tel thème (Social Factory (Shanghai), Le bord des mondes (Palais de Tokyo), All the world’s futures (Tous les futurs du monde, Venise)) ; il s’agit apparemment toujours d’un art qui se met en circulation, et ne se contente pas de l’amour de soi (Sigmund Freud) de l’artiste. Ce qui est à vérifier.
Dans ce cours inaugural, je souhaite mettre cette référence, peu interrogée, à la vocation publique de l’art en discussion, c’est-à-dire le lien (intrinsèque ?) entre art et exposition, et la signification d’un terme qui attache l’art à l’évaluation du spectateur. La condition historique des arts d’exposition n’est-elle pas dépassée par le nouvel art de l’exposition déployé au sein de l’art contemporain, lequel art de l’exposition ne peut être uniquement rangé, ainsi que le font les imprécateurs du contemporain ou les oracles du ressentiment, sous le titre de l’industrie de la communication ? Si elle l’est (dépassée), en quoi et pour quels effets ? Qu’en est-il de la mutation du visiteur d’exposition en spectateur des œuvres, quel spectateur devient-il, et comment les expositions veulent-elles le faire spectateur ?
Qu’entend-on par œuvre d’art d’exposition ?
Le premier point à réfléchir est de savoir comment exposition est advenu à art. Au sens où nous ne comprenons pas ou plus ce que serait une œuvre d’art sans son exposition. Ce premier point prête effectivement à discussion, s’agissant à la fois de conférer, dans ce cadre, une signification au terme « exposition », d’énumérer des critères de distinction avec d’autres pratiques de l’art et de rendre compte de l’ordre esthético-politique mis en place sous son égide. Signification et critères qui doivent éventuellement permettre de désigner ou de distinguer la spécificité de l’art classique, moderne et sans doute contemporain, nous verrons.
À ce propos, nous disposons de plusieurs propositions destinées à dessiner des espaces conceptuels opératoires, souvent polémiques se confrontant autour de la double question : exposer quoi (représenter, présenter, performer) et exposer aux yeux de qui ?
Songeons d’abord aux polémiques d’instauration du terme « exposition », appliqué aux arts (5). À les analyser superficiellement, elles semblent n’insister que sur la nécessité de disposer les œuvres à l’extérieur de l’atelier, de manière à les présenter à quelqu’un, en référence sous-jacente à l’abandon des enfants chez les Romains. Néanmoins, s’il n’a pas été adopté d’emblée – autour de lui, les polémiques sont nombreuses à l’Académie, depuis que ses statuts (1663) lui imposent d’en concevoir -, c’est qu’il met en jeu deux choses simultanément. Celles-ci : l’œuvre d’art, devenue autonome, se pense désormais dans le double processus par lequel elle décline une adresse indéterminée à chacun, et elle est rendue publique. Elle se donne dans une double manifestation, tenant compte, en premier ressort, de l’invention de pratiques laïques d’un art conçu pour montrer quelque chose et, en second ressort, de ce que les œuvres ne se présentent jamais d’elles-mêmes à l’extérieur, elles doivent y être portées, si on veut qu’elles soient vues (Salons, galeries, musées, plutôt que les académies qui forment un public préconstitué) ou achetées (marché).
En cela, « exposition » s’entend quasi littéralement : ex-poser, poser devant, à destination de quelqu’un d’autre (6). Ainsi l’exposition est-elle devenue une structure de l’œuvre et sa manifestation concrète – dans notre contexte, dès 1667, publique, gratuite, bisannuelle et accompagnée d’un livret. Encore contribue-t-elle d’abord à exalter ce rapport avant d’être un lieu où sont rassemblées des œuvres mettant en jeu ce rapport entre objet, lieu et spectateur, en dehors des contraintes de l’utile (7). Elle devient même centrale dans l’appréhension de l’œuvre classique (8).
C’est sur cela que s’appuie Hannah Arendt (9) lorsqu’elle reprend à la Critique du jugement de Immanuel Kant l’idée selon laquelle la condition sine qua non de l’existence des œuvres d’art est la communicabilité, le jugement de goût du spectateur, ayant validité dans ce domaine (« C’est beau ! »), ouvrant un espace dans lequel l’œuvre n’est plus comparée à une norme (disant ce que l’œuvre doit être) mais est éprouvée. Le domaine public, ajoute-t-elle, est alors peuplé de critiques et de spectateurs, non d’acteurs et de créateurs. C’est le spectateur qui révèle l’œuvre. Le spectateur n’est pas engagé dans l’action, mais il est toujours en rapport avec les autres spectateurs, sous la forme d’un public recoupant volontiers le peuple.
Autant dire que notre conception de l’art, que l’on appelle désormais art d’exposition, a un commencement bien déterminé dans l’époque renaissante et classique – sans doute au moyen de l’instauration de la perspective comme adresse à un sujet et, en France, à partir de 1673, le Salon carré du Louvre, qui en est le prototype concret. Sa légitimation philosophique se trouve dans la philosophie des Lumières, sous la forme d’un mode de présentation à tous, au peuple si l’on veut, politiquement conforté parfois par l’idée selon laquelle l’art vient du peuple et doit y retourner. La question qui se pose alors à nous est de savoir si elle connaît ou non une fin dans l’art moderne puis contemporain si la question du peuple ne s’y règle plus de la même manière.
Songeons ensuite à la question des critères de distinction de cet art avec ce qui ne relèverait pas de l’art d’exposition et de l’exposition, si fréquemment mise en avant dans l’enseignement. Chacun a croisé sur son chemin la distinction proposée par Walter Benjamin : art de culte/art d’exposition (10). Son intérêt va à la désignation du processus de disparition de la valeur cultuelle au profit de la valeur d’exposition, à l’aube de cette ère renaissante et classique. La valeur cultuelle est celle qui inscrit l’art dans une sphère sacrée, et qui décroît au fur et à mesure que la valeur d’exposition augmente et se substitue à elle. Pourtant, cette position fait débat. À la simplicité de cette argumentation, Jacques Rancière oppose une trilogie (11), réglée par des manières différentes d’agencer le visuel et le linguistique : régime éthique, représentatif et esthétique de l’image, le paradoxe étant que si la critique de la dualité de Benjamin porte – en ce qu’elle rappelle que les transformations esthétiques ne dépendent pas simplement de l’invention technique -, la solution hésite un peu entre trois âges de l’humanité à la manière des historiens d’art (12) et la possibilité d’inclusions (13).
Soulignons enfin, pour demeurer synthétique, que cette construction historique comporte un parti pris légitimant attribuant une fonction sociale à l’art (il devrait aider à élever l’esprit ou l’âme du spectateur), en quoi elle appartient bien à un ordre culturel, celui des Lumières ; mais aussi un parti pris sur le mode d’exposition, qui prendra la forme du musée (avec sa muséographie particulière, encyclopédique, chronologique, narrative, universalisante et pédagogique) ; une option concernant la critique et son rôle de phare vis-à-vis du peuple ; et plus largement une volonté d’instaurer un ordre esthétique … un partage sensoriel devenu un partage du sensible impliquant une hiérarchisation du sensible entre sens supérieur et inférieur, soutenant à la fois l’autonomie de l’art en général et de chaque art en particulier. Ce qui va de pair avec une hiérarchisation fondée sur le sexe ou la classe – étudiée souvent un peu trop mécaniquement par les sociologues (14) -, entre ceux qui occupent le domaine des sens supérieurs ou, à l’inverse, celui des sens inférieurs (15).
Qu’est-ce qui est public dans l’exposition ?
Alors qu’il est souvent mentionné dans l’enseignement, sans être thématisé, le deuxième point à faire débat dans cette référence à l’exposition est la notion de public. Admettons ce qui vient d’être souligné : une œuvre d’art d’exposition possède nécessairement une vocation de corrélation, qu’on peut dire relationnelle ou mondaine, disons publique – si l’on fait attention à distinguer « public », « en public » et « le public » (16).
Que cette vocation puisse être organisée, notamment par des institutions, c’est certain, mais elle n’est vivifiée que par la spectatrice ou le spectateur. Ce qui est donc public, dans l’exposition (17), c’est d’abord la corrélation aux spectateurs, simultanée à l’accession de l’art à son autonomie, puis ce peuvent être la sortie hors de lieux privés, royaux ou nobiliaires, la relation à des citoyennes et des citoyens – on dira au « peuple » durant la Révolution française -, l’invention des lieux d’exposition de l’art, lieux fermés (musée) ou ouverts (la rue, par l’art dit public, voire la campagne pour le Land art), la détermination des critères et partis pris de sélection pour y accéder (concours, jurys, connivence ou anonymat voire nouveau mode d’identification des oeuvres lorsqu’il s’agit d’un contre-salon).
On voit bien que public doit s’entendre en des sens différents, selon qu’on réfère aux pratiques, aux finalités spectatoriales ou aux lieux.
En ce qui regarde cette dimension publique de l’art d’exposition, nul doute ne semble subsister chez les philosophes de quelque veine qu’ils se réclament.
On peut se référer à nouveau à Arendt : « L’activité d’œuvrer, pour laquelle l’isolement est une condition nécessaire, est sans doute incapable de fonder un domaine public autonome où puissent apparaître les hommes en tant qu’hommes, mais elle a des rapports multiples avec cet espace d’apparences… (elle) peut donc être apolitique, mais elle n’est certainement pas antipolitique » (18). Ainsi, parce qu’il déploie des formes symboliques, le paraître de l’œuvre d’art devient constitutif d’un public. Son défi consiste à solliciter par sa seule puissance de monstration la convergence des regards d’hommes existant ensemble au pluriel. En ce sens, l’œuvre d’art promeut le jugement d’un sens commun potentiel. En visant à rallier par ses formes la faculté de juger d’une pluralité d’hommes, elle révèle à ceux-ci l’existence potentielle d’un sens commun. Par sa vocation publique, l’art initie à une « mentalité élargie ».
Mais aussi à la philosophie pragmatique de John Dewey : Si l’art doit sortir de son enceinte sacrée et de sa relégation, et se réintroduire dans le domaine de la vie ordinaire, c’est qu’il puise ses racines dans l’expérience ordinaire, les matériaux et les objectifs de la vie de tous, qu’il y a continuité entre l’art et la vie, donnant à l’art sa facture publique (19).
Ou encore au philosophe analytique Arthur Danto : l’œuvre d’art ne saurait se définir uniquement par des propriétés esthétiques de surface de la perception sensorielle, le statut d’objet d’art s’obtient également à l’aune d’un contexte théorique qui permet à l’objet d’être interprété et accepté en tant qu’objet d’art et par le monde de l’art (20).
Voire à Georges Didi-Huberman : Regarder n’est pas une compétence, mais une expérience, dès lors « Ce qui m’intéresse, c’est le pouvoir de l’œuvre/image, non le beau, mais la manière dont elle attire mon regard » (21).
Et à Jacques Rancière : « l’art comme transformation de la pensée en expérience sensible de la communauté » (22) ou conçu comme révolution des sens et du sens, par une destination imprévisible des affects. Une construction active, perpétuelle de notre émancipation à travers des signes….
Mais s’il y a accord sur ce point, cela ne signifie pas qu’il y ait entente sur le maniement de la notion de public, et encore moins sur le rapport entre public et peuple. Témoignent fort bien des divergences trois problèmes, qui retiennent ici, parce qu’ils sont à nouveau soumis à débat de nos jours : il s’agit du rapport lieu/espace publics, du statut du langage et de la notion de spectateur.
En ce qui regarde la discussion sur la distinction et les rapports entre lieu/espace publics, concernant les arts, en effet, un débat politique vient en avant : Les uns se bornent à confondre les deux selon la logique d’une opinion publique ignorante des spécificités, les autres considèrent cette distinction comme non-pertinente, les derniers la tiennent pour indispensable, puisqu’elle permet de renvoyer à deux instances socio-politiques différentes (les lieux physiques et l’idée politique démocratique), et par conséquent de penser leurs rapports dialectiquement. Et ceci alors que l’art d’exposition peut être exposé dans des lieux publics sans attirer l’attention et sans faire débat, c’est-à-dire sans muer les lieux en véritables lieux publics et sans permettre la mutation des lieux publics en espaces publics, etc.
Deuxième discussion : C’est justement au cœur d’un lieu d’art qu’intervient l’échange de langage qui nous intéresse, dans la mesure où le langage fait d’abord passer le spectateur de la subjectivité à l’objectivité dans son rapport à l’œuvre (rapport entre les sens et le sens), puis à une dimension publique (résonance par rapport à l’autre), puisque le langage est axé sur les autres êtres humains, donc sur l’espace public. C’est, en effet, sans aucun doute cet exercice public de langage qui tisse les liens les plus fermes entre les humains. Le langage ménage à la fois une place au spectateur et la place de l’espace public. C’est lui qui témoigne de la médiation du jugement esthétique dans le devenir spectateur (23) et permet aux classiques de postuler un sens commun, pensé comme fond de l’émancipation, au sens des Lumières. Mais, c’est non moins ce sens commun qui a été mis jadis en question tant par la sociologie, que par les philosophes de la Théorie critique et qui est enfin remis en débat dans le conflit entre les philosophes du monde commun et les philosophes de la nouvelle conception de l’émancipation (24). Il faudra vérifier ce qu’il en va alors du langage dans l’exposition contemporaine.
Par ce deuxième problème, la troisième question, celle du spectateur est donc déjà introduite. Elle est intrinsèque à l’art d’exposition, nous l’avons précisé, en ce que celui-ci affirme la dignité du spectateur en détournant la contemplation mystique en action esthétique ; en ce qu’il affirme qu’il ne faut pas regarder les artistes mais les œuvres ; en ce qu’il éduque le sujet spectateur à une attitude désintéressée ; en ce qu’il forge un public lié à des goûts subjectifs et du plaisir. Pour autant, cette construction est entièrement traversée par l’idée selon laquelle l’exposition doit révéler au spectateur ce qu’il ne voit pas, et lui faire prendre conscience de cela (élévation des Lumières).
Or, c’est cette construction classique du spectateur d’art qui est entièrement remise en question dans les arts modernes et contemporains, et probablement le mode de l’exposition qui va avec lui. Ce point échappe trop souvent aux commentaires. La figure classique du spectateur était attachée, par la référence au sens commun et à l’élévation de la conscience, à la formulation d’une certaine citoyenneté répandue dans l’exposition. Mais cette formulation est bien mise en question de nos jours, dans l’art de l’exposition, sur lequel nous terminerons ce propos. Dès lors, débat il y a, et il doit y avoir, autour de la perspective suivante : le spectateur doit-il être garant de la citoyenneté en public (donc de l’espace public), faut-il dissocier les deux, comment se forge cet espace commun, l’est-il vraiment, ne vaut-il pas mieux s’inquiéter de l’émancipation du spectateur, sans confusion de l’espace esthétique avec l’espace politique ?
En tout cas, à ce stade, l’exposition est devenue la maîtresse du champ de l’art, la lampe et le refuge des spectateurs, dans le but de valoriser les oeuvres (individuellement ou collectivement), certes, mais surtout un public confinant au peuple, notamment dans les institutions publiques.
Qu’en est-il de la modernité ?
Ou : que fut la modernité ?, si l’on estime que nous sommes incités à cet autre libellé parce que la modernité a disparu. Voici donc un autre motif de débats, voire de controverses, d’ailleurs autant esthétique, théorique que politique, à renouveler largement dans l’enseignement.
Arrêtons-nous sur la notion de modernité, dans la mesure où son usage – largement rétrospectif – a ou aurait des répercussions sur l’idée d’art d’exposition, la publicité de l’œuvre et l’espace public. Bien sûr, il faut toujours se méfier des appellations qui fonctionnent en boîtes rigides de classement. Il est donc important que cette idée de modernité soit devenue un vrai champ de bataille portant sur sa pertinence, son contenu, sa dimension (espace et temps), la disparition actuelle ou non de sa configuration concrète et les ressentiments que cela engendre. Passons sur la formation du mot, du point de vue linguistique et littéraire (25), afin de mieux nous arrêter sur sa signification dans le contexte que nous avons choisi, laquelle doit statuer sur des figures de rupture.
La formulation de la question est ici centrale : quelles sont les expériences artistiques, les régimes de présentation des oeuvres, les formes d’intelligibilité de l’art, les redistribution de compétences, les manières de penser la communauté qui rendent un tel concept de modernité nécessaire ? Sur cette thématique, un partage ne peut échapper à personne, entre ceux qui prennent la notion au sérieux quitte à ne pas s’entendre sur sa signification et son prolongement (Jürgen Habermas vs Jean-François Lyotard (26)), ceux qui en modifient l’intérêt (Michel Foucault (27)) et ceux qui récusent la notion même (Jacques Rancière (28)). Il n’en reste pas moins vrai qu’il faut consentir à trouver un mot pour éclairer la distance prise avec le passé (faire perdre sa validité à l’œil médiéval), que l’on adhère ou non au tropisme de la « rupture » ou de la « crise », ou qu’on lui substitue des notions plus sociologiques (le « désenchantement du monde » de Max Weber ou la « délégitimation » de Hans Blumenberg). L’enjeu se renouvelle en ce qui regarde sa fin, son terme éventuel. Manifestement la notion de « postmodernité » est peu convaincante, mais « hypermodernité » l’est-elle plus ?
Il en va de même pour la question de savoir quelle est la nature du monde artistique et esthétique constitué par la modernité/le modernisme pour être fondu dans la notion d’avant-garde (29), dans son rapport au « peuple » à l’avant duquel se tenir. L’interrogation sur la force, l’originalité et les expositions de ces avant-gardes demeure. Ce qui soutient le principe de l’avant-garde est l’opposition aux idéologies dominantes, mais pour autant qu’elles élaborent l’idéologie particulière de l’art du XXe siècle. Toutes deux – modernité et avant-garde – sont embarquées dans des considérations globales : l’art serait devenu un moyen de la réflexion sur la société et un système d’invention du futur ; les expositions auraient acquis le statut d’utopies à faire valoir aux yeux du (nouveau) peuple ; elles s’articuleraient aux grands récits de la modernité (le progrès, l’utopie, la fin de l’histoire) en donnant des exemples de ce qui serait à faire si le peuple était majeur.
Au-delà de ces questions, débats et conflits se prolongent sur les causes du passage à la modernité comme sur les causes de son terme éventuel. Ils impliquent évaluation de la culture européenne et de sa référence à l’exposition. Ici Theodor Adorno et Max Horkheimer demeurent incontournables. Dans La dialectique de la raison, en 1947, ils décrivent la tendance des Lumières à se renverser en son contraire. En la barbarie explicite du fascisme et en l’asservissement des masses par les industries culturelles. Encore ce modèle s’est-il sans doute lui-aussi figé depuis que des décennies de répétition l’ont dégradé jusqu’à le transformer en platitude. Quelle nouvelle dialectique pouvons-nous inventer ? Car il y a pourtant bien eu, durant le XIX° siècle (30), conflit entre les académismes, la police culturelle (le musée mué en rituel et en espace réglé), et les modernes multipliant les démontages des anciennes catégories, les franchissements de normes,…
Moyennant quoi, que l’on fasse ou non la distinction entre la modernité, entendue ici comme domination de l’économie sur tous les aspects de la vie, et le modernisme, qui veut fomenter – plus ou moins associé à la découverte du pouvoir de l’inconscient grâce à la lecture de Freud, ou aux recherches des sciences humaines et sociales – une révolution esthétique qui correspondrait à « l’abolition du parallélisme qui alignait les hiérarchies de l’art sur les hiérarchies sociales, l’affirmation qu’il n’y a pas de sujets nobles ou bas, que tout est sujet de l’art » (31), il n’échappe à personne que l’art moderne a produit d’innombrables dramatisations de la modernité. Quelque chose a donc bien existé qui mérite le nom de modernité ! La question étant plutôt de savoir si la modernité artistique et esthétique s’est contentée de replier l’art sur lui-même (d’être le lieu où se forgent les intensités qui lui donnent son sens, le tropisme en direction de la valeur esthétique, ainsi que l’affirme le critique Clement Greenberg), si elle s’est satisfaite de penser l’art plutôt comme un corpus (pour chaque artiste) que comme une succession d’œuvres, ou si elle a mis plus exactement en conflit un certain ordre public (une police de la culture) et son idée de l’exposition en inventant une scénographie pour le peuple et pour la vie (32) qui déstabilise le mode de l’exposition antérieure ? Est-elle entièrement duchampienne ou non ?
Où l’on voit qu’au sein de ces débats la place de l’exposition – au double sens du terme – demeure centrale, même si parfois elle est supplantée par la question de l’artiste solitaire, maudit, voué à la folie. Duchamp y tient : « Le mot exposer ressemble au mot épouser ». Et, plus tard, quoi qu’il en soit, l’art de la fin de l’aura, l’art des expositions du Vide (Yves Klein chez Iris Clert) et du Plein (Arman), des assemblages de la dernière génération moderne, ne se départit pas d’une critique sociale qui accentue son évidence partageable, en se délivrant en public à celui qui n’est sans doute plus un spectateur, mais devient un regardeur, souvent cosmopolite et parfois populaire, ou un récepteur d’une œuvre qui se réalise même en public (les Anthropométries). Dès lors il faut approfondir cette dernière question : Clement Greenberg, dans Avant-Garde et Kitsch, 1939 (33), ne prédit-il pas la disparition de la figure classique du spectateur apte à juger parce que disposant de suffisamment de temps libre pour pouvoir s’adonner à la contemplation de chaque œuvre ? Mais s’agit-il bien de cela ? Ou plutôt d’un déplacement de l’exposition à l’ère des foules et de la nouvelle formation des spectateurs, sans prétention au « peuple » ?
Restent au moins deux questions :
Celle de l’art critique. Aussi longtemps que l’art moderne resta en vigueur, l’art devait aider à changer le monde. La perspective s’imposait d’une fonction critique de l’art, traduite en pouvoir de transformation immédiat de la vie. L’ordre établi ne devait pas y résister. Echec ? Illusion ? Quelles qu’aient pu être les options, le point décisif est d’y reconnaître ou non un régime éthique de l’art.
Et celle des nouveaux venus, le cinéma en premier lieu : Il est hors de doute que Benjamin entendait introduire ses lecteurs à son intuition d’un cinéma engendrant de nouvelles formes de compétences partagées par de nouveaux experts. Il déploie un concept de cinéma intégrant l’idée de nouvelles compétences accessibles à n’importe qui. Ce qui contribue à faire partager l’idée selon laquelle ce qui était provocation en peinture devient accessible à tous avec le cinéma (34). Quoique le dispositif spectatoriel du cinéma finalement adopté pose des problèmes (35), bien avant que le statut variable de ses images (du fait du numérique) les multiplie.
De tout cela, je souhaite retenir au moins deux choses :
Le fait est qu’une notion traverse entièrement cette histoire : la notion de « jeu ». Si dans la période classique, le jeu est référé à l’imagination (Kant, toujours dans la Critique du jugement) ou à la plasticité humaine (Friedrich von Schiller (36)), il a eu dans la période moderne un rôle subversif, comme auxiliaire de l’utopie visant à remettre en cause la séparation de l’art et de la vie. Mais l’anomie de la période postmoderne replace le jeu artistique dans une position centrale, pour une autre raison : il devient critique, dénonçant une société ayant institué le jeu comme une des règles d’asservissement des citoyens. Le jeu devient alors moteur d’un art postmoderne, déconstructeur, invitant à la productivité des marges, cherchant de nouvelles perspectives en se disséminant…
Depuis que le problème du public (esthétique) est posé, on n’a cessé de voir se frotter l’un à l’autre le public et le peuple. Bien entendu les montages entre les deux diffèrent. Soit qu’on les confondent dans l’élite du jugement (le public est alors le peuple), soit qu’on les sépare afin de mieux conserver la possibilité d’un écart, soit encore qu’on identifie le peuple au public. Mais cela revient à négliger ceci : le terme de « peuple » désigne ce qui reste aux limites du représentable (37). Il y a bien là une discussion nécessaire à la pointe d’un danger, celui de poser par avance un peuple qui n’existe pas, en le confondant avec l’ordre public, la rationalisation de l’espace urbain, un art qui maintient l’ordre public, puis prend possession du monde par la colonisation.
L’art contemporain dresse-t-il une nouvelle scène publique de l’art ?
N’importe quel enseignant peut exprimer des doutes et des questions devant de nouvelles pratiques artistiques. Mais contrairement à de nombreux commentaires, elles ne témoignent ni d’un désastre contemporain, ni d’une catastrophe symbolique. Certes, nous n’en sommes plus aux normes modernistes de l’art, ready-made, déconstructions, et autres révolutions esthétiques. Mais les tenants du discours sur les catastrophes sociétales, artistiques, voire politiques du moment ont vite fait de confondre en un même opprobre les mutations esthétiques de l’art contemporain et le monde qui s’est achevé avec les forts déplacements qui ont eu lieu dans la société, en vrac (ainsi qu’ils le profilent) : le féminisme, les frontières entre les sexes, les groupes ethniques, la fragilisation des identités, les migrations, les exils, l’interculturel, le religieux, les nouvelles technologies, les digital natives, l’écologie, l’altermondialisme,… Ils n’adhèrent pas aux sociétés liquides (Zygmunt Bauman (38)), entrées dans l’art du surf (surfer à la surface du sans-art (39)), des flux et de la connexion des réseaux. Et ils se font nostalgiques de formes artistiques et esthétiques déclassées (ce qui ne dit rien de leur importance).
Cela dit, ne nous étonnons pas qu’à se lancer dans les débats sur ce que signifie l’expression « art contemporain », son extension et sa propension à éclairer une situation, les enseignants soient soumis à de nouvelles épreuves. À son propos, tout se passe comme si on ne devait se tenir qu’entre deux extrêmes, soit la narration (Marc Jimenez (40)), soit la description (Nathalie Heinich (41)). Pourtant, de nombreux auteurs se sont impliqués dans des débats plus ouverts : sur ces pratiques, sur l’expression « art contemporain » (essence ou non), sur le rapport à la sphère de la production culturelle, sur la question des critères de l’art et la distinction entre grand art et culture bon marché, etc. Amplifions encore la perspective. Si largement que puisse varier le concept, selon les auteurs et les circonstances, une des indications les plus claires de la compréhension des enjeux impliqués se loge dans l’expression même : l’art est contemporain – si on ne limite pas le terme « contemporain » à la simple conjonction chronologique dépourvue de toute explication – dès lors qu’il est capable de produire, du présent, la plus radicale problématisation afin d’introduire du jeu ou des écarts dans le système des évidences sensibles. De ce fait, s’il peut exister du contemporain dans chaque moment de l’histoire des arts, notre contemporanéité est vouée nécessairement à polémiquer avec la représentation, la présentation, et le présent prêt-à-penser ! (le classique, le moderne et le consommable).
Et, c’est sans doute bien autour de l’exposition, de la notion comme de la manifestation concrète, que quelque chose bascule, qui met en crise l’esthétique classique et moderne. Ce quelque chose qu’il faut apprécier, nous semble être le passage de l’art d’exposition à l’art de l’exposition destiné à promouvoir des oeuvres qui deviennent, grâce à lui, des oeuvres d’art. Et ceci justement au moment où les œuvres présentent moins (quelque chose) qu’elles n’organisent des interférences entre les spectatrices et spectateurs. L’exposition devient le lieu de la légitimation artistique. Le fait de citer la liste de notions et de termes associés aux expositions, qui placent les œuvres sous des liens plus ou moins convenants et visibles (sida, colonialisme, migration, sacré, formes,…), incite d’ailleurs à retenir l’existence de l’exposition plutôt que le nom de telle ou telle œuvre, d’autant qu’on peut aussi se méfier de plus en plus du peu d’adéquation, parfois, entre les œuvres exposées et les modalités des expositions. Le constat des débordements des expositions par les films qui ne passent pas en salles spécialisées, par les vidéos qui y deviennent des dispositifs centraux,… oblige non moins à repenser le statut de l’exposition. À quoi s’ajoute, enfin, que le critère n’est plus d’abord l’art, mais celui de savoir si une œuvre a sa place « ici ou non » (on notera que le critère des demandes de censure, lui aussi, ne s’énonce plus en ces termes, « ce n’est pas de l’art ! », mais en ceux-ci, « cela n’a pas sa place ici ! »).
Comme si le champ des institutions déléguait désormais aux expositions, à un art de l’exposition et de l’interférence, le soin d’abord de promouvoir des pratiques qui, par leur exposition et par leur dispersion voulue, cherchent à faire art sans toujours se confronter (en se juxtaposant). Comme s’il fallait aussi assumer la fin de la modernité artistique et de ses critères en programmant des narrations flottantes, seules susceptibles désormais de convaincre le public de l’intérêt de l’art contemporain. Enfin, comme s’il fallait revoir à nouveau frais la question du public et de ses rapports avec l’idée de peuple.
Rancière constate à cet égard qu’« une même affirmation traîne un peu partout aujourd’hui : nous en avons fini, dit-on, avec l’utopie esthétique, c’est-à-dire avec l’idée d’une radicalité de l’art et de sa capacité d’œuvrer à une transformation absolue des conditions de l’existence collective » (42). Il est vrai que le lien entre l’art et la transformation de la vie collective s’est dénoué, alors que les expositions prétendent se substituer à ce rôle critique. Quant à Jean-Hubert Martin, l’exposition est devenue pour lui un outil pour ouvrir le monde (des spectateurs), ce pourquoi il envisage une nouvelle éducation artistique et esthétique des spectateurs à travers l’exposition : s’il faut renoncer aux expositions pédagogiques, c’est qu’il « faut toujours poser la question : est-ce que les gens vont comprendre de quoi il s’agit ? Pas en termes de pédagogie, mais d’ « expérience » » (43).
On apprécie sans doute d’autant plus ce déplacement que les expositions, dans leur multitude, écrivent une multiplicité ou une multitude d’histoires impliquant de prendre en charge autrement les rapports entre les humains et la relativité des affaires humaines. Elles deviennent des plateformes de rencontres, des archipels où se croisent différentes histoires qui acceptent de s’entremêler en constituant un archipel des cultures infini(es) (44).
Ce ne sont pas les seuls déplacements provoqués par le contemporain. Citons-en deux autres (majeurs).
C’est dans ce contexte, il est vrai, que surgit le débat sur la profusion de l’image dans son rapport aux spectateurs. Ne le détaillons pas. Son équation de lancement : le règne de l’image dans nos sociétés forge de « mauvais » spectateurs, ceux-ci deviennent de « mauvais » citoyens, et la démocratie est, dès lors, en péril. Equation trouble et lisible dans les deux sens : si on veut une démocratie vivante, il faut… etc. Equation, dont on voit qu’elle prend à parti tout ce que nous avons montré précédemment, et qu’elle réunit autour d’elle tout un pan du conservatisme présent. La meilleurs réplique, à notre sens : les travaux de Tom Mitchell et de Jacques Rancière, et cette idée selon laquelle il « importait d’émanciper l’image de la visualité, de dire qu’une image n’est pas simplement une copie ou une forme visuelle, mais qu’elle est toujours le fruit d’un ensemble de relations entre le visible et le dicible… » (45), obligeant ainsi à sortir des fausses frayeurs, de la priorité absolue du voir sur l’agir, de la contemplation sur la parole et sur l’action. Une image n’est pas nuisible en soi – ce que croient les innombrables censeurs du moment -, il convient de la penser dans son rapport aux autres images et dans ses conditions de production.
En même temps, puisque la question de l’espace commun est intervenue dans la querelle sur la profusion des images, elle devait être reprise, et notamment à partir de la violente opposition entre la notion de monde commun, plus ou moins proche de celle de convivialité, et celle d’écart (46). Entreprenons alors une dernière remarque sur ce point afin de ne pas céder au mythe du monde commun (phénoménologique).
Si on peut affirmer que le lieu public est le dispositif (d’ailleurs jamais neutre) que seule l’activité des citoyennes et des citoyens vivifie en espace public, on peut non moins souligner qu’actuellement, quelques manifestations mises à part, les lieux publics procèdent d’un white cube, qui se répercute sur ou répercute l’espace public en un monde commun anéantissant. Si on déplace un petit peu le sens acquis de cette expression, white cube, dans le cadre des arts d’exposition modernes, ou si on réfère un peu formellement à son sens technique (1960, un lieu soustrait aux données spatio-temporelles), il est en effet possible de l’utiliser ici pour fixer une image à destination de la réflexion sur les pratiques artistiques et l’esthétique contemporaines : des espaces dans lesquels l’action des citoyennes/citoyens est remplacée par des représentations commandités ou leur seule présence immédiate (jusqu’au selfie en public).
En considérant que les lieux publics actuels procèdent du white cube, malgré l’effort de quelques artistes, nous ne voulons pas dire que ce sont des lieux vides et blancs, d’autant qu’il est très manifeste qu’ils sont occupés par toute une histoire cristallisée et parfois encombrés par une esthétisation dont la propriété est qu’elle fait une OPA sur les corps des spectatrices et spectateurs. Nous voulons dire qu’ils sont vides actuellement de leur dimension publique et donc politique, devenus surtout des lieux de contrôle de l’ordre public par l’Etat. Un nouvel âge du consensus. À cet âge, l’art et l’artiste doivent s’ajuster à l’opinion et ne sont plus évalués à partir de leur pertinence.
De ce point de vue, ce sont des lieux qui ont les deux caractéristiques suivantes : être simplement des lieux d’errance citoyenne, des lieux de plus en plus privatisés par des intérêts individuels, commerciaux ou singuliers, et des lieux qui sont le support d’une esthétisation ou, plus traditionnellement de cérémonies publiques largement décrédibilisées. Ces caractéristiques sont d’ailleurs corrélatives, au sens où l’esthétisation de ces lieux s’accentue au fur et à mesure de leur privatisation, soit pour la masquer, soit, parfois, pour y pallier.
En tout cas, les lieux et les espaces publics sont neutralisés. On s’y et se présente (s’y montre),… si possible (car il y a des exclus). C’est à peu près tout au quotidien, encore une fois mis à part les efforts des artistes qui tentent de transformer les lieux publics en lieux d’exposition, résistant, militant.
C’est sans doute ce que le contemporain peut attendre de lui !
* * *
Ce que nous avons considéré jusqu’ici ne visait pas à projeter sur l’avant scène de notre réflexion tous les problèmes du moment. Il en manque. Comme il manque à notre propos la citation de nombre de textes sans doute majeurs. Mais nous avons entrepris un exercice de pensée philosophique qui ne confine ni à l’encyclopédisme, ni à l’exhaustivité. Il cherchait plutôt à faire bouger des repères, à insinuer du jeu entre entendre et entendre des concepts centraux : percevoir, comprendre et s’accorder.
Sans doute est-ce là aussi l’un des ressorts de l’enseignement : ne pas chercher à produire tel ou tel effet. Ce qu’enseigne l’exposition à l’enseignant, c’est qu’on ne peut prévoir ce qui va résulter du travail.
Le monde est donc devenu immense et minuscule, lisse et superficiel, mais aussi multiconflictuel. Dans ce monde, il nous faut vivre sans Absolu conçu comme norme de toutes choses (Dieu), sans horizon d’utopie, sans valeur. Que peut donc encore vouloir dire vivre en artiste, et devenir spectateur ? Sommes-nous seulement appelés à vivre à un âge de la multitude qui ne serait rien d’autre qu’une prolifération continuelle d’expériences vitales qui n’auraient en commun que la négation de la mort tout en satisfaisant le capital ? Quelles transformations pouvons-nous envisager ? A l’heure des sociétés dites fluides comment faire pour que les logiques de séparation ne débouchent pas sur l’érection de murs infranchissables ?
En ce qui regarde la spectatrice et le spectateur, le passage à l’immersion (la porosité entre le lieu du spectateur et celui de l’image), à la connexion (La Fura dels Baus, Murs, 2015 : smartphones connectés nécessaires) sont-ils fondamentaux ? Ne sommes-nous pas obligés de poser la question autrement : L’attitude esthétique est-elle encore adaptée au monde dans lequel nous vivons ? Et si la conception du spectateur qu’elle implique n’existait plus ? Chaque individu est devenu lui-même producteur d’images. Nous sommes passés de la consommation de masse de l’art à sa production de masse. Chaque individu met ses productions en public et s’adresse à tous. « Il ne s’agit plus de savoir comment regarder et interpréter quelque chose, mais comment les produire » (47), dit par exemple Boris Groys.
Notes
(1) Réf. site artefacts.net
(2) Réf. Art Press, n° 422, Mai 2015, 2° Cahier, 56° Biennale de Venise, p. 38.
(3) Ibidem, p. 6
(4) Jacques Rancière synthétise le point en parlant du spectateur comme « nom générique d’une opération historique qui engendre simultanément l’art et le sentiment esthétique » (Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2009). En quoi il convoque à juste titre la construction d’une place et d’une fonction historiquement déterminées, parfois contestées de l’intérieur quoique progressivement étendues à l’ensemble des arts et des spectateurs (auditeurs, visiteurs,…), voire spectateurs potentiels (scolaires).
(5) Terme provenant du latin expositio ; il a une longue carrière en rhétorique : partie initiale d’un discours, présentant le problème, ce que Kant traduira par : représentation claire quoique non détaillée de ce qui appartient à un concept (Critique de la raison pure, 1781, Paris, Puf, 2000)
(6) Ce que soulignent Denis Diderot, dans ses Salons ; et Immanuel Kant dans la Critique du jugement.
(7) Michaël Fried, La place du spectateur, Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, N.R.F. Essais, Gallimard, 1990.
(8) Cf. Jérôme Glicenstein, L’art : une histoire d’expositions, Paris, Puf, 2009.
(9) Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio, 1972.
(10) Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique, 1939, Paris Gallimard, 2000.
(11) Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
(12) cf. Peter Bürger, La Prose de la modernité [« Prosa der Moderne »], trad. de Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, coll. « Esthétique », 1994.
(13) Jean-Louis Déotte, Le musée, l’origine de l’esthétique, Paris, L’Harmattan, 1993, le reproche à Rancière, mais ce dernier corrige (dans La méthode de l’égalité, Paris, Bayard, 2012, p. 224 et 241) : ce n’est pas une historicité de coupure, le régime esthétique est inclusif, les régimes peuvent aussi coexister.
(14) Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; Howard Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 ; Richard Shusterman, La fin de l’experience esthétique, Pau, Presse Universitaire de Pau, 1999.
(15) Idem en Musique : cf. Léo Spitzer, L’harmonie du monde, Combas, Ed. de l’Eclat, 2012 : « Quand aujourd’hui, nous assistons à un concert, qu’il soit de musique symphonique ou autre, et écoutons, dans un environnement confortable et mondain, la grande variété de musique proposée à un puboic bien habillé, il est difficile de se rappeler l’origine religieuse de ce genre qui essayait d’être le reflet d’une musique dont l’auteur n’était pas humain. A l’origine, il ne s’agissait pas d’une prestation musicale sur une scène étroite et destinée à un public de spectateurs neutres ».
(16) cf. Christian Ruby, dans la Revue de l’Observatoire des politiques culturelles, Qu’est-ce qui est public dans l’art public ?, n° ???, 19 ??.
(17) Eric Auerbach, Das französische Publikum des XVII.jh, Münich, 1953, p. 5.
(18) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 238.
(19) John Dewey, L’art comme expérience, 1931, Pau, Farrago, 2005, p. 31.
(20) Arthur Danto, Andy Warhol, Yale University Press, 2009.
(21) Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992.
(22) Jacques Rancière, Le Partage du sensible, op.cit.
(23) L’idée est approfondie par Rainer Rochlitz, Le vif de la critique, 3 tomes, Bruxelles, La Lettre volée, 2010. (24) Cf. Revue Raison Présente, « Emancipations plurielles », Paris, n° 185, 2013.
(25) Cf. Le dialogue sur ce point entre Hans-Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978 ou coll. Tel, 1990) et Hans-Georg Gadamer (Vérité et méthode, éd. intégrale, Paris, Seuil, 1996).
(26) Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, 1985, Paris, Gallimard, 1988 ; Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986.
(27) Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ?, 1984, Paris, Bréal, 2004.
(28) Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Paris, Bayard, 2012 (il préfère parler de « révolution esthétique », et en fait un concept polémique par rapport au concept de modernité, p. 105).
(29) Philippe Sers, La Révolution des avant-gardes, L’expérience de la vérité en art, Paris, Hazan, 2013.
(30) Christophe Charle, La dérégulation culturelle, Essai d’histoire des cultures en Europe, Au XIX° siècle, Paris, Puf, 2015.
(31) « Elle est aussi l’abolition du principe qui séparait les pratiques de l’imitation des formes et des objets de la vie ordinaire » (Jacques Rancière, Le Destin des images , Paris, La Fabrique, 2…)
(32) Sur ces questions, cf. la revue Pavillon, revue de scénographie/scénologie, n° 6, janvier 2015, Monaco (Pavillon Bosio).
(33) Clement Greenberg, in Art et Culture, Bruxelles, Macula, 1988.
(34) Jacques Rancière, interview Art Press, p. 39.
(35) Dominique Païni, Le temps exposé. Le cinéma, de la salle au musée, Éditions Cahiers du cinéma, collection Essais, 2002. Voir l’effet de ces analyses sur la pensée du cinéma de Jacques Rancière, dans La méthode de l’égalité, op.cit., p. 242.
(36) Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 1794, Paris, Aubier, 1992.
(37) Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Minuit, 2013.
(38) Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Rodez, Le Rouergue/J. Chambon, 2006.
(39) Gilles Deleuze, Pourparlers, Pairs, Minuit, 1990, p. 229 sq.
(40) Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, Folio Essais inédit, 2005.
(41) Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, 2014.
(42) Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée 2004.
(43) Art Press cité, P. 38.
(44) Fredric Jameson, The Cultural Turn: Selected Writings on the Postmodern, 1983-1998, London & New York: Verso, 1998. Faut-il considérer ce fait comme le clou de cette complicité : À la Biennale de Venise 2015, la lecture publique du Capital de Karl Marx, lecture continue durant 7 mois, par des acteurs-lecteurs professionnels. Le directeur de la Biennale prend cet ouvrage pour une forme d’épopée, une sorte d’oratorio vivant. Il ajoute : « La question du Capital et de ses processus est un de nos plus grands spectacles contemporains ». Je m’intéresse à « tout le spectacle autour du livre et à une lecture publique collective ». Mais quelle actualisation en est attendue ? Quelle résonance est possible ?
(45) Art Press, 362, Décembre 2009, p. 34. Une image n’est jamais une présence à l’état brut.
(46) Encore Jacques Rancière : « Il n’y a pas d’essence du commun qui fonde l’existence de la politique mais une division du commun en deux logiques contradictoires » (La méthode de l’égalité, Paris, Bayard, 2012, p. 98).
(47) Boris Groys, En public, Poétique de l’auto-design, Paris, Puf, 2015.
* L’auteur : Christian Ruby, Philosophe, Docteur en philosophie, Formateur de médiateurs culturels, membre de l’Observatoire de la liberté de création. Derniers ouvrages parus : Spectateur et politique, D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ?, Bruxelles, La Lettre volée, janvier 2015 ; Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Éd. de l’Attribut, 2015.
Site de référence : christianruby.net
Les commentaires sont fermés.