Enquête sur l’importance de se détourner du prêt-à-penser de la fabrication du commun (culturel)

Intervention à Pop Mind, 2019, Rouen, 106, le 19 mars, après de nombreux débats sur la culture
Christian Ruby

Grand débat de la culture ou non, politiques culturelles ou non, vous me permettrez d’exprimer en public ma surprise de voir que, dans la grande majorité des débats et réflexions sur la culture (et depuis 3 semaines il y a pléthore), nous persévérons encore, de nos jours, à parler de l’organisation sociale des arts et de la culture, ou des rapports entre les citoyennes et les citoyens et les arts et la culture, en termes, anciens, et surtout liés à des logiques juridiques impactées par l’État ou à des calculs des effets et des attentes planifiées de publics ciblés. Or, si nous voulons défendre la cause des droits humains, et parmi eux défendre un droit à la culture (accès à…, quelle culture, etc. ?), il me semble que nous ne pouvons élaborer des projets à défendre pour demain dans ces mêmes termes qui structurent trop de diagnostics à réfuter.

            Dans la plupart des cas, en effet, on persévère à en parler dans des expressions qui font croire que l’on découvre la problématique du droit ce matin et qui continuent à opposer nature/culture (les uns sontcultivés, les autres non), passif/actif (les uns sontconsommateurs et les autres rebelles) ou veulent cerner uniquement des moyens d’accès à la culture et au patrimoine, des moyens de diffusion de l’offre culturelle, c’est-à-dire exprimant des termes qui sont encore ceux de l’État, et tiennent peu compte de la société civile et de ses capacités de remise en question. 

Ces expressions figent les dynamiques culturelles et résorbent les problèmes dans des considérations techniques (de conquête, de relation, de prestation). Elles appartiennent à des modes de raisonnements qui, bien que souhaitant valoriser la promotion de l’égalité de chacune et de chacun, ne dépassent pas les termes des doctrines bien connues de la démocratisation culturelle, de la démocratie culturelle ou de la participation. Tous ces raisonnements s’ancrent dans des logiques causales et mettent en avant des défauts de déterminations sociales en rapport avec un idéal à atteindre. 

Question : est-ce que nous ne devrions pas nous en défaire, chercher à déployer un autre rapport aux œuvres et à l’imaginaire de la communauté esthétique, en ne traitant la question des droits que sous forme conservatoire, puisqu’à un moment ou un autre elle requerra l’État. Penser par conséquent d’abord en termes d’émancipation des spectatrices-eurs, auditrices-eurs, de déplacement de la perception imposée des oeuvres, de changement des modes de spatialité et de temporalité, de déstabilisation des frontières entre les arts, etc. et donc chercher à promouvoir d’autres manières de penser le rapport de chacun(e) à tous. Surtout face aux nouvelles attitudes de haines culturelles, aux hurlements confus (1), au sexisme persistant, à l’indistinction entre République et Démocratie, pour ne profiler que quelques problèmes actuels. 

L’efficace de ces modes de raisonnement 

Certes, nous avons tous à assumer la tension historique entre deux logiques des arts et de la culture : 

  • D’un côté, le maintien et l’extension de l’adresse indéterminée à chacun(e) des œuvres d’art et de culture, l’adresse à n’importe qui, au « peuple » en quelque sorte, qui résulte de l’autonomisation de la sphère de l’art depuis l’âge classique ; 
  • De l’autre, les difficultés historiques et sociales à réaliser cette adresse, la plupart du temps englobée dans un élitisme, dans une utopie ou un avenir programmés dans un modèle, ou dans la croyance au fait que le jouir ensemble de la culture ferait communauté (2).

            Mais, nous oublions trop souvent que, dans ces domaines (arts et culture), nous tenons à ces modes de raisonnement parce qu’ils nous tiennent. Ils renvoient à des slogans (« culture universelle » ou « culture pour tous » ou « la culture pour chacun », etc.), parfois aussi à des noms de ministres, à des constructions philosophiques, et à des désirs d’agir dans la culture. Mais, ils définissent presque toujours une essence de l’art ou de la culture et un état du « peuple ». Ce qui interdit tout mouvement historique.  

Nul besoin d’une profonde archéologie pour observer qu’ils exercent de surcroît une activité centrale dans les relations civiques culturelles. Ils parasitent plus ou moins les œuvres en voulant les placer sous tel régime de présence et de circulation, différencient des genres artistiques et culturels, distribuent des places avec des distances sociales et des distances plus ou moins grandes avec la parité hommes/femmes, valorisent des espaces de partages ou survalorisent de grands équipements, mais aussi des projets ou des réalisations (quand ils n’imposent pas des censures), dans une inégalité de reconnaissance des manifestations artistiques, ou instrumentalisent les arts et la culture en vue d’« innovations sociales (3) ». 

Le dessin d’une société  

Or, ces modes de raisonnement qui sont devenus schèmes de pensée et d’action, s’expriment dans les mêmes termes que l’État. Ils font croire que la question de la culture doit passer par des modèles et des « solutions » d’intervention absolues. 

            On peut pourtant faire trois paris :

– Que c’est tout au plus une option momentanée ou un slogan ; 

– Que l’existence de tels absolus est absurde ;

– Que chaque solution renvoie toujours à des contradictions et à des compromis dans la société (par exemple : entre artistes et public, entre œuvres et institutions, etc.). 

Chacune renvoie à des partis-pris dans la conception du « peuple », de la société de consommation, des médias, de « l’individualisme » supposé des citoyennes et citoyens et de la performance sociale demandée, etc. ; ainsi qu’à des lignes de fractures imposées par les défiances envers le modèle antérieur sous les objections des différentes fractions de la communauté culturelle esthétique (4) ; mais aussi par les modèles de « contre-culture » ; ainsi qu’à d’autres lignes de fractures imposées par les pratiques artistiques, dont je ne parle pas.  

C’est peut-être tout cela qu’il conviendrait de faire « bouger ». 

Des modes d’articulation 

            De surcroît, ces modes de raisonnement se rapportent toujours aux doctrines étatico-juriques. Des doctrines qu’en général nous classons dans les discussions, mais autant qu’on se classe en elles.   

1 – Quelques-uns veulent les penser ensemble en affichant un consensus entre eux ; mais le consensus élimine les questions, on le sait, surtout celles des partages culturels ;    

2 – D’autres les classent dans le temps, linéairement et téléologiquement. Dans ce cas, le dernier en date relève d’un « progrès ». On les organise à partir de recensions de données et on classe en jeu d’« amélioration » (ce qui est inclus et exclus, chacun permettant une conquête limitée), sous couvert d’une sorte de nécessité historique (le deuxième critique les faiblesses du premier, etc., centralisation puis décentralisation, etc.) ; une sorte d’histoire d’enfance, d’âge adulte et d’âge mûr ;  

3 – Les derniers les placent en une succession en termes de fin de mondes. Ce qui implique nostalgies et contre-révolutions conservatrices par stigmatisation du « nouveau » ; et implique le rapport aux « acquis », et l’interprétation de ce qui vient en termes de risque pris de les supprimer… et même, pour elle, tout se dégraderait un peu plus à chaque fois (l’inverse de 2). La démocratisation aurait tout ouvert à tous, mais la démocratie culturelle aurait individualisé les choses, et les droits culturels constitueraient une nouvelle dégradation individualiste.

S’en déprendre    

Il me semble que nous devrions prendre des distances avec tout cela, d’autant qu’il n’y a pas de nécessité de respecter ces modes de raisonnement, qui soutiennent des pratiques et des orientations de politique culturelle (ainsi que les politiques culturelles), déclinent d’abord des partages sociaux dans le sensible (et des attributions de compétences). 

Ils témoignent de manières de définir et de figer les arts et la culture, et de l’existence de modèles de référence ; 

Ils témoignent de manières de concevoir la culture qui, en général, partent d’une idée de la culture pour chercher le peuple adéquat à cette idée ; 

Ils véhiculent tous une conception préétablie des spectateurs/auditeurs et du public ; 

En cela, leur seul aspect positif est qu’ils manifestent les tensions internes à notre monde culturel et la difficulté que nous avons de poser la question des droits sans référer à l’État juridique, et en rassemblant ou soulevant les initiatives de la société civile. Ce qui se décline ainsi est à la fois une carte de notre présent englué dans des modèles de la culture et de l’historicité (linéaire, causal, etc.), dans des imaginaires du « peuple » formatés (identité, valeur, existence, etc.), et une carte de notre rapport à ces conceptions ou de notre (in-)capacité à inventer des conceptions de la culture et des droits en décalage par rapport à elles, à concevoir des manières de déchirer toute velléité d’essence de l’art et de la culture qui ne dit rien d’autre que le commun établi, de ruiner le modèle des causes et des effets en matière d’histoire, et de crier à l’encontre des distributions en cours au profit d’une histoire qui n’est jamais terminée.

Une philosophie de l’émancipation 

Nous pouvons nous engager dans d’autres voies. 

Essayons celle-ci : revenir toujours à notre rapport aux pratiques des arts et de la culture, par conséquent aux œuvres (de toute nature), dans la mesure où ce rapportest émancipateur (ce ne sont pas les œuvres qui le sont, mais, insistons, le rapport). Il montre que les œuvres, qui élargissent le territoire de leurs sujets et étendent ce que les corps sont capables de ressentir et de dire, sont impossibles à apparier à une quelconque théorie ou un impératif militant. Il nous oblige à déplacer nos schèmes de perception et à envisager, à chaque fois, une autre communauté sensible éventuelle. Les œuvres poussent toujours à de tels écarts émancipateurs (par rapport à soi, à son quotidien, au développement du marché et de la consommation culturels, dans lesquels les spectateurs sont eux-mêmes des produits de consommation). 

Et celle-là encore : il faut toujours revenir à l’idée selon laquelle la communauté esthétique n’existe pas, elle est toujours à faire et à refaire. Alors, ce qui la caractérise ne peut être que la dynamique de la discussion autour de ce qu’elle fait ou de ce qu’elle voit, ou de ce qu’on lui donne à voir. 

Ces deux voies se décalent par rapport aux raisonnements habituels, mais nous évitent aussi de tomber dans le cynisme du tout se vaut, ou dans la dispersion de chacun(e) en îles ou en « territoires » sans liens avec les autres. 

En un mot, nous pouvons changer nos modes de raisonnement en matière d’art et de culture. Un véritable écart culturel pourrait consister à instaurer des espaces dans lesquels rediscuter sans cesse de ce qui nous fait spectatrices ou spectateurs, auditrices ou auditeurs, de ce que nous acceptons de devenir par l’intermédiaire des oeuvres, et de ce que nous sommes prêts à partager avec les autres. Cette option ouvrirait, me semble-t-il, la voie d’une démocratie des initiatives et des multitudes infinies qui ne seraient pas un sujet déterminé d’avance, englobant les apports de ceux qui ces dernières années ont inventé des formes nouvelles d’affirmation partout (dans la culture) : le décolonial, le féminisme, l’environnement, l’anti-racisme et l’anti-xénophobie, etc., en permettant à la culture de n’être plus réduite à des objets chargés de transmettre une quelconque légitimité culturelle, mais d’être conçue comme l’ensemble des exercices par lesquels les femmes et les hommes se tiennent debout en toutes circonstances, affirment leur capacité à dire leur mot sur ce qui les concerne.  

Notes : 

  • Confusions renouvelées entre délinquance et banlieue, délinquance et immigration, immigration et banlieue, antisionisme et antisémitisme, territoire et religion, etc. 
  • Alors que la communauté du jouir culturel n’est pas toujours une communauté égalitaire.Il y faudrait au moins, l’affirmation d’un principe d’égalité des intelligences (cf. Jacques Rancière).  
  • Selon les termes de l’Unesco et de la conférence de Rio de 2012 : le combat contre la pauvreté, l’attention particulière apportée aux minorités, l’efficacité et la durabilité des politiques et programmes de développement, les processus d’intégration sociale et économique, la recherche de la paix et de la prévention des conflits.

Cf. Et les censures : l’annulation, dernièrement, du concert d’Aziza Brahim, etc.

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