Le devenir « public » par les œuvres d’art public Ou comment l’art public constitue des scènes ?

Conférence au colloque « Art public », de la ville de Québec, 7 juin 2019

Christian Ruby*

 

Un premier regard – porté sur un assez bel ornement d’un lieu parisien célèbre, dû à un artiste Québecois (Charles Daudelin, 1920-2001, Embâcle,Hommage du Québec à la ville de Paris, 1984), à l’époque du renouvellement de la commande publique en France – voudrait m’aider à partager avec vous des réflexions pluriannuelles sur l’art public dans son rapport au politique, aux citoyennes et citoyens susceptibles de composer un public, et à la ville interrogée par lui.

Au demeurant, pour ne pas entraver la compréhension de ce bref essai livré à votre bienveillance, impacté par un temps fini, portant sur le devenir « scène publique » des passant(e)s par le truchement des œuvres d’art publics, je dois préciser cinq points d’emblée :

– Une spécificité de la terminologie française liée à une histoire nationale : « public » dans « art public » ne signifie pas d’emblée dépose ou érection – ce sont les termes pour évoquer à la fois l’ex-position et la fixité et/ou pérennité –en dehors de l’atelier ou dans la rue, mais œuvre relevant de fonds publics ; moyennant quoi, je compte tout de même utiliser cette notion, « public », en multivers : pour désigner autant le financement, que le champ de l’apparaître aux yeux de toute la cité et les « regardeurs » ;

– En lien avec cette spécificité toutefois, on comprend que les problématiques de l’art public, ici pris dans une conception élargie (monuments à […], statuomanie, art urbain), sont nécessairement post-révolutionnaires (1789) ou modernes (1), renvoyant à un dispositif politico-urbain, à une articulation, à sa manière, d’un pensable, d’un dicible et d’un visible dans les lieux publics ;

– Par conséquent, « art public » ne se réduit pas à de simples réalités visuelles (monument, sculpture classique, moderne, contemporaine, art urbain de participation ou de performance, conteurs et mots en public), mais renvoie à la foisà des œuvres qui portent l’adresse indéterminée à tous etdes discours (ceux des artistes sur leurs projets, des politiques sur leurs objectifs), des institutions décisionnelles et des cérémonies ou fêtes d’inauguration publiques, des activités de personnes qualifiées pour l’organiser (2), etenfin des photographies, des romans, des films, des publicités dans des agences de tourisme, etc., encourageant la production de sentiments subjectifs auxquels certains peuvent résister ; dans ce « à la fois » s’engendre les « scènes » dont je parle ;

– Ainsi dans l’art public, conçu comme phénomène culturel total, manière artistique et politico-esthétique de construire le monde de la cité et le monde urbain, chaque élément devant être examiné en fonction de tous les autres, ses problématiques marquent une césure dans une histoire complexe qui m’a poussé à une distinction structurante de quatre catégories de l’intervention publique, dans une histoire non linéaire par conséquent : outre l’évhémérisme grec ou romain dont il ne sera pas question ici et l’esthétisation du politique qui ne nous concerne pas non plus (du moins directement, puisqu’elle désigne le cas de la monarchie absolue et de sa manière d’organiser le champ du visible, grâce à des espaces gouvernés par l’omniscience et l’insaisissabilité du souverain, l’absence de « public » (3)), ne confondons pas : l’« esthétisation de la politique » (sous le nazisme par exemple, selon l’expression de Walter Benjamin), la politique esthétisée(selon la doctrine de la IIIèmeRépublique en France) et la politique esthétique civique(conduite depuis 1980 et le renouvellement de la commande publique d’art public). Mais dans les deux dernières catégories, je distingue encore des phases relatives à l’enjeu politique : une politique de l’un uniforme et homogène, une politique différenciée, et une politique de l’un toujours à faire/refaire ;

– Enfin, de manière plus banale, j’ajoute que je compte parler moins à partir de « ma » convocation culturelle dans mon aire géographique, la France, qu’à partir de la perspective européenne sur laquelle je réfléchis (4), ancrée dans des enquêtes par exemple à Manchester, Berlin, Bruxelles, Vienne, Paris, Lyon (5), etc. c’est-à-dire dans des contextes qui, d’ailleurs loin de toute identité naturelle ou substantielle, relèvent de choix politiques : de démocraties à monarchie constitutionnelle ou à république et de démocraties à histoire complexe (interpolées par Vichy en France, le nazisme en Allemagne), ce qui déplace parfois le centre de gravité des analyses ; mais aussi de traits communs, de décalages, d’échanges, de cadeaux et de destructions réciproques.

Et pour rattacher d’un trait ces précisions à mon propos, je me permets d’évoquer un souvenir.

Très jeune sans doute, alors que j’étais jugé digne d’aller au cinéma, j’ai vu se dérouler devant mes yeux la grande scène d’ouverture d’Octobrede Serguei Mikhaïlovitch Eisenstein, ce film de 1927 qui s’ouvre sur la chute impressionnante de la statue d’Alexandre III, au cœur de Saint Pétersbourg. Destin funèbre des statues publiques en cas de changement de régime (et d’actualité presque permanente : Irak, Syrie, Libye, Afrique du Sud, quand ce ne sont pas les échouages dans des parcs de statues déboulonnées) qui a fait tout de suite écho en moi à l’immense vaisseau de l’histoire qui nous vaut de ne plus jamais croire en la fixité des choses humaines. La valse des statues, tout au long du film, pouvait réjouir ou épouvanter, elle me fascinait, pour l’évocation d’une question : si c’est par le public qu’une œuvre confirme une valeur symbolique assignée par une autorité, par quels exercices un peuple peut-il se déprendre de l’importance qu’il a attaché à une œuvre publique, à son adresse mais aussi à sa dédicace ? Elle me suggérait alors d’étudier l’importance revêtue par la scène sur laquelle s’exhibent œuvres publiques et publics.

Je voudrais maintenant entamer avec vous 4 parcours qui devraient appuyer l’idée qu’en matière d’art public, et ici essentiellement urbain, il faut se garder deréifier les œuvres, et de raisonner en termes d’entités en ce qui regarde les œuvres, ou d’êtres en ce qui concerne les spectatrices et les spectateurs, les regardeurs ou les participant(e)s.

 

Le rapportœuvre-public

 

Le philosophe allemand Walter Benjamin corrobore ce parti pris de penser en termes de rapports et de processus dotés de sens subjectifs/collectifs et de fictions, en reliant constamment ses analyses esthétiques à la dimension du public, aux prises et déprises du public vis-à-vis des œuvres (à son échelle, plutôt classiques). Dans Paris, Capitale du XIXèmesiècle(1934 (6)), il donne une leçon d’analyse. Celle-ci : refusons de considérer les œuvres publiques comme des curiosités seulement intéressantes par leur exotisme ou leur archaïsme de faits urbains bruts et étudions-les comme des objets vivants qu’il s’agit de saisir dans leur mouvement de production, de dépose publique et de constitution du regard citoyen (7). En récusant les représentations chosistes ou soi-disant purement artistiques de l’art public, il nous apprend à ne pas négliger l’effort de la société pour accomplir de tels choix et à lui donner une valeur politique ou civique ; ainsi que l’effort des passants pour énoncer des actes de jugements par lesquels ils accordent des préférences aux œuvres qui leur sont agréables esthétiquement ou politiquement sur celles qui n’ont pas cette qualité à leurs yeux. Cela renvoie à la notion de scène utilisée dans le titre de mon propos. Ce que met en scène, à sa manière, c’est-à-dire avec humour, Agnès Varda, dans Les dites Cariatides, en 1984.

Qu’il s’agisse d’architecture ou d’art public recueilli dans un lieu plus indifférencié que les lieux artistiques habituels (musée, galeries…), dans la rue par conséquent (8), on doit envisager les œuvres comme « immédiateté de la présence sensible », écrit-il, médiatisée et enveloppée par une fantasmagorie sociale – ce qu’on appellerait de nos jours une « fiction », parfois un « grand récit », qui est intrinsèque à l’objet et non un « supplément d’âme », une « illusion » ou une simple invention d’histoires –, fût-ce seulement comme lieu de rendez-vous amoureux (9), laquelle fiction se révèle peu sinon dans les moments de menace (destruction, graffitis (10), détérioration).

Appuyés sur ce principe, je crois que nous pouvons d’ailleurs tirer de nombreuses explications générales du monde social et politique, si l’on veut bien tenir compte moins de chaque œuvre d’art public isolément, en croyant de plus que chacune d’elle a une vertu causale immédiate sur le récepteur ou la réceptrice – version empiriste de la volonté d’art public au moment de la Révolution française, perpétuée de nos jours lorsque le politique veut faire jouer à l’art public le rôle d’un animateur social –, que du rapportœuvre-spectatrice-eur, appliqué à l’art public entendu en un sens élargi. Nous ne pouvons réduire l’art public à une figure artistique. Nous devons l’enrichir de tout un faisceau de conditions de possibilité liées.

D’ailleurs, Benjamin tire même les non-affinités électives constantes entre œuvres et public du néant dans lequel on les tient habituellement. Il insiste à juste titre sur les failles et les fêlures qui frayent avec le malheur que l’art public (toujours au sens élargi) doit forcément receler : des demandes de censures d’œuvres, des réticences à leur mise en public, des ironies publiques, des détournements par les artistes ou par le public, lesquels soulignent qu’à l’évidence ce qui fait l’art public est bien un rapport d’intérêts conflictuels généralisé.

Ce rapport renvoie me semble-t-il à un type de question particulier, si je mets de côté les questions plus courantes de tout passant : qui a autorisé cette présence en public, qui a choisi cette œuvre, selon quelles exigences, en rapport avec quelle histoire, avec quel titre, etc. ? Ce type de question particulier s’énoncerait ainsi en l’élargissant au-delà de la statuaire, aux pratiques actuelles (participation, performance, conteurs, mots en public, etc.) : comment l’espace de visibilité créé par une œuvre d’art public – quel qu’en soit le genre – participe-t-il à la formation esthétique et politique d’un(e) passant(e) devenant alors spectatrice ou spectateur, voire regardeur ou participant(e) ? ; à quel type de formation, et selon quel type de discours de la part de l’artiste ou des politiques (agrément urbain, marqueur politique, réveil des citoyens, résolution des problèmes sociaux, etc.) ? ; quelle est la part propre du spectateur, de son imaginaire dans le rapport qui s’instaure entre l’œuvre et lui ? ; comment ce rapport soutient-il l’œuvre, ou peut-il contribuer à déconstruire les cadres imposés de la visibilité, les représentations fictionnelles, voire les représentations stigmatisantes, et les conditions du commun prédéfini dans la ville ?

Ce sont ces questions que le titre de mon intervention voulait regrouper, en soulignant mon intérêt pour les puissances dynamiques, les effectuations, les processus…

 

Le sensible public

 

Il est une autre période dont le souvenir m’est cher, c’est celle où j’ai rencontré des socles de statues vides. En dépit des exposés d’ordre artistiques et techniques auxquels j’ai assisté durant mes études, en dépit de cette manière irréprochable et lisse de parler des œuvres, j’ai longtemps jugé bon de prendre pour centrale cette expérience en public de ces socles vides. Ces morceaux sans doute plus négligés d’art public, résultat d’histoires diverses, animaient mes réflexions sur les fictions publiques arrêtées. Bien avant que l’art public contemporain ne pratique « l’art de disparaître », l’art éphémère de la participation ou de la performance, sur lequel je reviendrai ci-dessous, ces socles vides en public continuent à diversifier le rythme de la ville, mais brisent toute possibilité d’émotion publique. En maintenant toutefois les interrogations collectives sur le caractère impermanent de ce qui veut neutraliser la mort des cultures en jouant le rôle d’une permanence, sur le deuil de ce qui s’est voulu « sacré » : œuvre à l’absence ou absence d’œuvre ?

Me voilà renvoyé au fait que, pour cette intervention, j’ai voulu tenter un travail sur les formes du visible dans l’art public, sur les stratégies publiques et les politiques esthétiques donnant corps public aux œuvres d’art et pouvant donc donner corps au public, aux passant(e)s qui découvrent, contemplent, jouent ou co-construisent les œuvres. Disons une sorte d’analyse des stratégies sensibles et des partages dans les lieux publics, puisque c’est là le signe le plus symptomatique imprimé aux choses de l’art dans les lieux publics.

Quels partages ? Ceux-ci : décideurs/récepteurs ; compétents/ignorants ; art officiel/art contestataire ou furtif ; ainsi que les partages à l’intérieur du public entre ceux qui ne voient rien en dehors de ce qu’ils attendaient déjà et ceux qui demeurent ouverts à la nouveauté ; ou entre ceux qui passent sans regarder et ceux qui s’arrêtent pour participer, saisis par le vertige sacré de la statuaire républicaine par exemple ou par les altérations provoquées par les œuvres contemporaines ; en outre des partages plus concrets de l’espace urbain (qui dessinent la place des œuvres dans la ville) et du temps de valorisation des œuvres (cérémonies publiques, festivités…).

En ce sens, l’art public est bien un art politique, certes non partidaire entièrement, mais un art qui envisage un type de cité ; un art politique au sens où il distribue le monde sensible dans les lieux publics au profit d’un espace public voulu uniforme, différencié ou à faire, si l’on veut bien référer à des modèles platonicien, aristotélicien ou deweyen de la cité (11). Un art qui fonctionne sur une « volonté d’art » de la part du politique décideur ou d’une commission et sur la « pure présence sensible » qu’offre l’artiste par l’œuvre, et qui affecte la ville en forgeant plusieurs types des publics dont je parle (12).

Ce qui revient à compléter les propos précédents en insistant sur le fait que l’art (public) peut aujourd’hui activer/révéler l’espace public politique. Comment ? Par la projection en public des logiques de la domination qui se constituent et s’effondrent ainsi dans les lieux publics. Tout se joue en somme dans ce moment où le passant reconnaît que l’art public, qui parait correspondre d’abord à une série d’événements ponctuels, devient politique parce qu’il paraît bien qu’il concerne toute la cité (sa conception de l’unité sous métaphore promise par le public), par la médiation de la ville et, surtout aujourd’hui, de villes devenues les nouveaux lieux de la gouvernance mondiale, ou de villes expérientielles qui ne cessent de multiplier les « non-lieux » (13), ceux qui des artistes s’approprient de manière politique ou ludique.

Marqué ainsi au sceau du partage du sensible public (14), dont la propriété est qu’il disjoint et relie simultanément sous des modèles différents (l’uniforme, le différencié, le projet), l’art public ne cesse de multiplier aussi les partages esthétiques mettant les passants à l’épreuve. Si des flots d’encre ont coulé autour de l’art public contemporain (sculpture moderne, participation, performance, retour des conteurs et mots en public), trop de considérations ont oublié de se demander ce quecet art public contemporain a véritablement mis en question. Certes, l’ancien partage du sensible dominateur et facteur d’uniformité (par les lieux, les temporalités, les passages et passant(e)s). Mais, surtout, les nouvelles œuvres défont les correspondances entre les corps et les significations (en abolissant l’élévation par la hauteur) ; elles mettent toutes les choses sur le même plan : les matières, les couleurs, etc. ; réfutent les hiérarchies en tentant de mettre tous les citoyennes et les citoyens sur le même plan ; obligent à créer de nouveaux noms pour les pratiques (ce ne sont plus des « sculptures », au sens traditionnel d’une idée qui cherche une forme sensible) ; se livrent dans des titres plus poétiques ou énigmatiques ; invalident certains repères dans les lieux publics (les lieux célèbres et les lieux ignorés, etc.). Et en dernier ressort, elles mettent en cause les visées officielles et/ou traditionnelles d’un sens commun centré, uniforme et homogène, et organisé autour des lieux de pouvoir. D’ailleurs, si des interventions artistiques permettent de réinventer la ville, comme beaucoup le prétendent, ce n’est pas tant la ville qui est en question que le sensible dans la ville et les rapports entre membres du « public ».

Occasion est ainsi donnée de réfléchir à ces lieux communs si fréquents à propos de l’art public en forme d’objets : le public ne regarderait pas, il serait indifférent, il serait passif, etc. ! Je n’adhère pas à ces considérations, qui par ailleurs n’ont pas à justifier le passage à l’art de participation. L’approche de l’art public fait preuve de nombreux exercices du côté des futurs spectatrices-eurs. La première approche de l’œuvre fabrique sans doute quelques moments d’indétermination chez le/la passant(e) avant qu’il/elle ne devienne spectateur et/ou participant. Selon le type d’œuvre et leur titre, les habitudes – cognitives, sensibles et discursives – jouent un rôle (dé)structurant. Survient la rencontre, pressentie ou non, surprenante souvent, frappante dans tous les cas, y compris la rencontre des autres dans le public. La surprise peut même être aiguë, arracher un cri, faire sourdre un trouble émotionnel, encourager un rassemblement ou provoquer l’indifférence. Elle indique un exercice d’(in)adaptation, de débordement, elle devient égarement momentané (15).

En quelque sorte, bien observé, l’objet artistique conditionne un petit théâtre d’attitudes, du perçu, du vécu et du senti. Des réflexions, des reprises (on y revient). Ce qui n’empêche pas que puisse s’instaurer ensuite une banalisation civique : par fatigue du regard, fatigue de la vie et répétition des passages devant l’œuvre, impossibilité de n’avoir que des préoccupations esthétiques, côté répétitif de l’art de participation, etc. En somme et pour terminer ce deuxième parcours, le rapport œuvre-spectateur n’est pas séparable du temps et de l’espace, de l’institution du monde de l’art et de ses hiérarchies, des habitudes des espaces et des localisations, des maillages des territoires et des projections politiques et civiques.

Et de ce fait, il n’est toujours pas séparable de la question politique : faut-il laisser faire, défaire ce qui a été fait, etc. ?

 

Lauriers et épines du beau (en) public

 

M’adjoignant à plusieurs équipes d’analystes durant les années 1980 afin de commenter les œuvres d’art public contemporain, j’ai dû m’engager justement à me déprendre de ma propre dépendance esthétique envers l’art public classique, lié à une politique de l’un uniforme et homogène. J’ai dû m’exercer à me rendre compte de mes propres présupposés politico-esthétiques afin de ne pas manquer à la lucidité que requéraient les œuvres nouvelles (modernes et contemporaines).

Il est vrai que l’art public républicain en France, et en Europe, est pris d’abord dans une logique et un contrôle d’État auquel il sert de surface de réflexion. Les lauriers de l’art public ont été tressés depuis la Révolution française (mettant fin à l’esthétisation du politique, dénudant les attributs de la majesté royale de sa valeur symbolique, rayant son organisation du monde visible, mettant à bas les statues des rois pour découvrir, comme l’écrit Sébastien Mercier, dans Tableaux de Paris, que « tout était creux, puissance et statue ») et surtout sous la IIIème République. Il suffit de consulter les nombreux travaux, renforcés par l’historien Maurice Agulhon (16), consacrés à la statuomanie, ce terme d’Auguste Barbier (Les satires, 1865) à propos de la multiplication des hommages publics sous forme hyperbolique des distinctions (l’exemplum virtutis) et d’une succession des synonymes d’un même vocable, et au double jeu de la police esthétique et du consensus autour d’elle, pour s’en rendre compte. Voici quelques exemples, marqués effectivement au sceau de la restructuration d’un univers sensible et visible postmonarchique, rendant pensable une symbolique du « peuple » et un grand récit – européocentré évidemment – mettant en scène des artistes nationaux, la redistribution des positions (lieux, temps) et des capacités (décisions, compétences), dans l’espace urbain et dans le temps de la politique ; marqués aussi au sceau des stratégies uniformes d’État réservées aux grands personnages (quoique peu aux femmes !, sauf George Sand, 1870…), considérés comme seuls sujets de l’histoire, ainsi qu’à l’exaltation de valeurs en public et autres rituels, cependant de juxtaposition.

Mais ce n’est pas sur ce point, du culte et de la religion civils, de la politique esthétisée (17) et du régime éthique ou représentatif des arts en public (18), que je veux insister. Je suis plus intéressé à vous raconter un trait de cet art qui a des répercussions paradoxales dans l’art contemporain. Et dans ce dessein, j’emprunte un propos à l’historien Jules Michelet (19) :

Le Champ de Mars, voilà le seul monument qu’a laissé la Révolution… L’Empire a sa colonne, et il a pris encore presque à lui seul l’Arc de Triomphe ; la Royauté a son Louvre, ses Invalides ; la féodale église de 1200 trône encore à Notre-Dame ; il n’est pas jusqu’aux Romains qui n’aient les Thermes de César.

Et la Révolution a pour monument… le vide…

Son monument, c’est ce sable, aussi plan que l’Arabie… Un tumulus à droite et un tumulus à gauche, comme ceux que la Gaule élevait, obscurs et douteux témoins de la mémoire des héros…

Le héros, n’est-ce pas celui qui fonda le pont d’Iéna ?… Non, il y a ici quelqu’un de plus grand que celui-là, de plus puissant, de plus vivant, qui remplit cette immensité.

« Quel Dieu ? On n’en sait rien… Ici réside un Dieu ! »

Oui, quoiqu’une génération oublieuse ose prendre ce lieu pour théâtre de ses vains amusements, imités de l’étranger, quoique le cheval anglais batte insolemment la plaine… un grand souffle la parcourt que vous ne sentez nulle part, une âme, un tout-puissant esprit…

Et si cette plaine est aride, et si cette herbe est séchée, elle reverdira un jour.

Car dans cette terre est mêlée profondément la sueur féconde de ceux qui, dans un jour sacré, ont soulevé ces collines, le jour où, réveillées au canon de la Bastille, vinrent, du Nord et du Midi, s’embrasser la France et la France, — le jour où trois millions d’hommes, levés comme un homme, armés, décrétèrent la paix éternelle.

Ce que Michelet souligne par-là, c’est qu’on ne peut comprendre l’art public républicain – d’ailleurs par différence avec l’art public des monarchies constitutionnelles (Londres, Bruxelles) – que si l’on accepte de saisir ce vide qui en est le fondement (20) et ne correspond pas pour autant à l’éradication d’un trop-plein. Avant d’être accepté, on y reviendra avec l’art contemporain, ce vide a préoccupé les fondateurs des religions civiles en Europe. Ils n’ont cessé de vouloir le remplir. Pouvait-on tolérer longtemps le vide laissé par l’abolition de la prégnance publique des signes monarchiques ? Pouvait-on, devait-on inventer des substituts, et investir artistiquement les nouveaux lieux visuels et symboliques constitués par un peuple en fusion ? Les députés ont cherché. Ils ont discuté. Ils se sont demandés comment représenter le peuple en public, en insistant sur son unité et sa beauté fut-elle fictive. Un concours fut lancé. Mais la laideur des rendus, selon les canons de l’époque, a fait renoncer à ce geste. Mieux valait garder cette centralité du vide que de le combler par une œuvre « imparfaite » au regard de l’enjeu.

Car le peuple finalement se représente-t-il autrement que par ses actes ? Un culte nouveau peut-il éradiquer le précédent sans lui emprunter des traits ? Comment le peuple peut-il être à la fois celui qui est représenté et celui qui se regarde représenté, puisque le spectateur est censé manifester la présence du peuple dans ce cas.

Il fallait donc ruser. Passons sur les avatars de cette construction. Allons au final. Puisque le peuple (et son unité) ne peut être représenté en tant que tel, alors choisissons de représenter ses représentants en « colosses radieux » (écrit Victor Hugo), les valeurs qu’il porte et veut transmettre (21), les actes qui sont les siens. La question de l’art public républicain est donc en fin de compte liée à l’action du peuple, au sens où il y a un rapport entre l’institution de l’art public et la question d’un espace où le peuple est présent comme tel (22). Et ceci indépendamment de ces moments où des événements historiques fondent tout d’un coup des apparitions du peuple lui-même en public, cette fois comme sujet politique et non comme représenté.

L’art public est porté ainsi en public, ne pouvant représenter le public en entier : en général des sculptures au masculin (et de Blancs), sur des socles, organisés dans un espace urbain rationalisé, qui isolent l’œuvre de la foule afin de mieux marquer la représentation-figuration (23) ; grâce à des mythes (24) et grands récits instrumentalisant l’histoire, qui peuvent englober la colonisation mais dans les termes des vainqueurs (25), avant refus par les autochtones ; par des déclamations grandioses (26) ; par des inaugurations marquées au sceau de la société disciplinaire et de la fusion mystique (27) ; le rapport aux enfants des écoles (28).

Mais les épines viennent presque en même temps que les lauriers. Parmi les critiques les plus virulentes, celle de Charles Baudelaire (29) vient briser le consensus autour de la statuomanie. Celle de Jules Vallès y contredit aussi et appelle à creuser le sensible autrement, et ne veut pas que le « peuple » regarde un spectacle fait pour le célébrer mais qu’il soit acteur. De Honoré de Balzac (30)… Chacun dénonce la présence des yeux qui dominent et surveillent les lieux publics (31). Chacun réfute les rapports entre le régime représentatif-figuratif et le dessein d’une sensibilité commune destiné à configurer la cité d’une certaine manière, dans un rapport dicible-visible et un rapport unité-universel qui cherche à paraître mimétique et à dessiner une homologie entre œuvre, politique et lieu urbain. Les Grands Travaux de nos Présidents de la République n’y sont pas étrangers.

 

Des spécificités contemporaines    

 

C’est avec cela que rompt l’art public contemporain, révisé en France sous mode de la commande publique, dans la décennie 1980. Plutôt que de céder encore à l’unique présupposé selon lequel l’art public serait ou devrait être uniforme et communautaire (tout en faisant signe vers Périclès), ainsi qu’il était présenté dans les politiques précédentes, une activité identitaire destinée à faire perdurer une communauté entendue comme un groupe fermé (sous mode platonicien), il est décidé de procéder autrement et à autre chose, du moins à une conception plus différenciée et différentielle de l’unité de la cité (sous mode aristotélicien) ainsi que du recrutement des artistes (plus internationaux), voire à une conception plus labile/participative et plus compossible de la cité (sous mode deweyien). Au moment même où opère la mutation du spectateur en regardeur ou en spectacteur/participant. Cela produit des formes de politiques culturelles qui rejettent l’ordre visuel dominant et en tissent un autre, en tentant de refaire la scène publique urbaine, interrogée par là.

La question du vide revient ici. L’art public contemporain se déprend des schèmes perceptifs de la logique de la représentation figurative et des présupposés énumérés ci-dessus (instrumentalisation de l’histoire, fusion mystique devant l’œuvre, etc.), mais la question se pose de savoir s’il peut finalement incarner encore la puissance anonyme du commun, et ceci à la fois sans modèle (le videdes canons de l’art), ou en disant l’absence par le vide(les œuvres concernant les génocides), ou en ne montrant rienafin de rendre palpable ce qui est ressenti souvent comme perte du sens, ou en trouvant des lieux vides ? Il fallait reconnaître que la cité n’est ni uniforme, ni pleine, ni ethnocentrée. Et que l’État pouvait ne pas imposer une doctrine unique de l’art public. Ainsi des artistes ont-ils, en combinant leur pratique et cette situation, déplacé les accents de l’art public vers les non-lieux, les formes de la performance, de la participation, de l’art des conteurs et des mots en public, etc. Ce qui a obligé les passant(e)s à reconstruire leurs modes d’appropriation d’eux-mêmes, de leur histoire et de leur cité, de l’esthétique.

Un peu rapidement établi, on pourrait affirmer que nous sommes entrés dans un régime public de la sensation ou de l’interférence (32). Le rapport du dicible au visible, dans l’art public contemporain (sculpture contemporaine, performance, participation) défigure l’ancien beau/sublime en public (et donc une conception élévationnelle de l’art), au profit d’une conception interférentielle. Il s’approprie parfois le moyen pour en faire une fin en soi (33). Il projette, d’autres fois, un autre sens commun en évitant les yeux en public et l’intériorisation des contraintes sociales par le regard des personnages en pierre, cette visibilité qui est aussi un piège (le sujet qui regarde assujettit l’autre par le pouvoir de son voir). Il refuse les sujétions spéculaires ainsi que les nomme Roland Barthes.

Ainsi s’élabore une situation nouvelle où le plaisir de voir et de rencontrer les autres n’implique plus la référence à une nation ou un peuple un, mais tout au plus une rencontre de citoyennes et de citoyens accouchant de relations donnant le jour à des archipels de solidarité ou de visibilité (se heurtant parfois à des censures, moins d’État, que privées désormais). Ce qui se donne à voir le plus souvent est moins une œuvre grandiose attachée à un lieu et prévisible dans ce lieu qu’une sollicitation des relations par immersion, jeu sur les interstices, contacts personnels, performances qui soudent des partenariats, ou jettent un cri public.

L’activité artistique conçue dans et par ces relations se partage en :

  • Des immersions et donc plus de face-à-face mais des incorporations dans l’œuvre ;
  • Des constructions de l’œuvre par la déambulation ;
  • Des collaborations problématiques, ou des participations qui croient souvent résoudre les problèmes civiques par l’image du rassemblement, qui restent prises dans une perspective d’inclusion du spectateur à partir de normes préfixées. Disons que le jouir ensemble de la participation s’il fait vraiment communauté, ne doit pas faire oublier que la communauté du jouir n’est pas toujours une communauté civique
  • Une pratique des interstices, suspension, arrêt, flottement…
  • Un art du disparaître (34) ;
  • Un art des emplacements (35) ;
  • Des œuvres processus, des performances (36).

De surcroît, désormais, des artistes – et parfois à l’extérieur des formes de consultation programmées par l’État – décident d’introduire des contre-visions contre-visions en forme de cris publics qui interrompent le pouvoir visuel rivé à une perspective d’État, des gestes parfois microscopiques qui produisent de micro-événements sensibles imposant une part des sans-parts dans l’espace public. Un autre monde sensible dans le monde sensible existant, qui peut aussi célébrer les vaincus.

Les uns et les autres cherchent des modes d’appropriation et une nouvelle alliance, souvent plus flottante, entre ville et arts, et entre la ville et nous-mêmes, dans la composition du public. De toute manière, chacun sait que l’art ne change pas le monde, mais au mieux le regard sur le monde. Qu’il est inutile de demander aux artistes de réparer la cité si la réalité est destruction, dispersion, désagrément. L’art ne peut être mué en produit de médiation sociale à adapter à un contexte de dissensus, il ne peut aider à restaurer du lien social et un monde commun politiques. Les artistes ne sont pas des animateurs sociaux sur des territoires en déshérence, c’est aussi la limite de la participation et des discours tenus sur elle. L’art public, sous quelque mode que ce soit, n’est pas un incubateur de la citoyenneté.

 

Conclusion

 

Je suis très loin d’avoir la certitude faustienne d’avoir tout exposé en matière d’art public. Du moins j’espère avoir fait sentir que l’art public est un endroit de conflits culturels. Ce sont (l’art urbain) donc des formes d’art qui réfutent au moins trois ordres ou trois propos qui doivent inquiéter : la séparation art et ville, la soumission de la ville à la valeur d’usage et l’utilisation privée du territoire public. Mais ce sont aussi des formes qui permettent d’interroger ce que la ville comprend d’elle-même. Ce sont des formes qui racontent quelque chose de la ville et des habitants.

Que suit-il de là ? On pourrait résumer la situation actuelle de la manière suivante : À quoi tient désormais la jouissance du public et en public dans l’art public et ses formes nouvelles : participation, immersion, enveloppement de mots, etc. ?

Pour les uns encore : l’œuvre d’art public doit demeurer célébration nationale et unitaire. Sans critique, ou en lui imposant le silence du « je sais ».

Pour les autres : l’œuvre doit permettre simplement aux habitants de construire leur récit de la ville et de leur vie, dans un commun dont ils peuvent aussi faire la critique. Quant on ne la veut pas monumentale, spectaculaire, gigantesque afin de mieux se signaler au monde (2018, Statue de l’unité, Inde).

Dans un cas, l’œuvre est imposée, affectée, et affirme : voici le beau, grâce à l’autorité publique. L’œuvre dit quel doit être le monde.

Dans l’autre : l’œuvre est suggestion, proposition et appel, laissant le passant fabriquer lui-même son existence. L’œuvre propose de faire quelque chose pour changer notre regard.

En rapport avec mon sujet, j’espère avoir fait comprendre que la confrontation entre œuvre d’art public et passant est indéterminée. Il n’est pas de principe de correspondance déterminée entre ce que veut présenter le politique, ce que propose l’artiste (quel que soit son souhait de servir telle ou telle cause, par ailleurs) et le « public » au futur. L’éducation esthétique du « spectateur » met ce dernier en posture de découvrir des œuvres de manière aléatoire, mais aussi de relever comment une œuvre rompt le tissu sensible quotidien, et la dynamique des affects habituels – nous vivons tous sur une certaine idée de l’art, c’est-à-dire qu’avant de regarder nous avons un vague idée de ce que signifie « art » ou voir de l’art –, en somme ses propres capacités parce qu’il agit, observe, sélectionne, compare, interprète, lie ce qu’il voit à bien d’autres choses, d’autres scènes, d’autres lieux, etc. (37)

Il compose sa fiction avec ce qu’il voit. Finalement, il y a aussi art public là où un ensemble de gestes artistiques arrachent l’espace urbain à la seule loi du marché, organisent, grâce à lui, des formes d’exercice qui transforment les régimes de perception et de parole. Sous quelle modalité ? En donnant lieu à un passage possible du spectateur de la ville (flâneur : passant qui observe, vitrines, façades) au spectateur d’art urbain (surtout dès lors qu’il perturbe le quotidien), un spectateur qui ne doit pas se laisser enfermer dans une représentation close et saturée de la ville et/ou de la cité.

Je ne sais pas si pour autant l’art public reconfigure l’espace public démocratiquement – je ne suis pas certain qu’il en ait les moyens –, mais il demeure essentiel pour moi qu’il fasse au moins jouer les uns par rapports aux autres : le public, ce qui est public, ce qui est en public, et la publicité (pas la réclame).

 


Notes :

1 – Au sens de Charles M. Taylor, Les sources du moi, Paris, 1989, Paris, Seuil, 1998.

2 – Quelle classe de personnes peut établir la validité d’une œuvre, quel consentement est requis de l’artiste, quelles formes doivent être respectées, quels budgets, quel titre est donné à l’œuvre, etc. ? François Blanchetière, dans Monumental Balzac,Petite histoire des monuments au grand écrivain, Paris, Tours, In Fine Éditions d’art, 2019, écrit ceci : la conception de tels monuments « s’inscrit dans un contexte précis, à la croisée des initiatives politiques et associatives, des attentes de la société et du talent des artistes » (p. 11), et il évoque encore le problème des autorisations nécessaires, de la critique et de l’opinion publique.

3 – Cf. Saint-Simon : « Louis XIV s’étudiait avec grand soin à être informé de ce qui se passait partout, dans les lieux publics, dans les maisons particulières, dans le commerce du monde, dans le secret des familles et des liaisons. Les espions et les rapporteurs étaient infinis» (1829, posthumes, Mémoires, volume XIII, chapitre 5). À noter : nous ne parlons pas ici de la question des statues romaines sur le forum, elle relève d’ailleurs d’un commentaire sur le régime éthique des images qui sont le personnage et font l’objet d’un culte (voilement et dévoilement, selon les festivités. Shakespeare a relevé ce trait dans Jules César, Acte I, scène 1).

4 – Il existe des projets, voire des œuvres d’art public européen (qui ne sont pas uniquement le drapeau, l’hymne extrait de Beethoven, ou le sigle de la Banque européenne à Francfort).

5 – L’art contemporain dans les espaces publics à Lyon, Lyon, Éditions LaBF15, 69001.

6 – Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXèmesiècle, 1934, Paris, Gallimard, 2000, tome 3, p. 8.

7 – On notera que Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation(1927) se souvient des œuvres publiques de son enfance ; que l’artiste allemand Joseph Beuys insiste aussi, à propos de son éducation esthétique, sur la présence, et l’impression suscitée sur lui par elles, de statues publiques, à Krefeld, autour de 1921-1935 (pour lui, d’ailleurs, la société les fait paraître dans un régime déterminé de sens).

8 – Danièle Tartakowsky, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, et Béatrice N’Guessan Larroux (dir.), La Rue dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 2019.

9 – Jean-Paul Sartre rapporte comment la série des Reines de France, au Jardin du Luxembourg, acquiert une valeur symbolique aux yeux des amoureux, Les Mots, 1963, Paris, Gallimard, Folio, 2000.

10 – Même défendus par Michel Leiris, Graffitis abyssins, 1934, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2014, p. 731.

11 – Cf. chez le philosophe allemand Jürgen Habermas, la différenciation entre les lieux et l’espace publics.

12 – Alain Bonnet, Faire art comme on fait société, Dijon, Les presses du réel, 2013.

13 – Marc Augé, Les non-lieux, Paris, Seuil, 1992.

14 – Jacques Rancière, Le partage du sensible, Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12.

15 – Catherine Grout, Le sentiment du monde : expérience et projet de paysage, Bruxelles, La Lettre volée, 2018.

16 – Maurice Agulhon, Marianne au combat, L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979.

17 – Paula Cossart et Emmanuel Taïeb, Spectacle politique et participation, http://www.participation-et-democratie.fr/fr/user/65

18 – Jacques Rancière, Aisthesis,Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011.

19 – Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Préface du tome 1, p. 31 à 46, Paris.

20 – Toutes les dictatures nées sur les terres des démocraties veulent le remplir. Cf. Éric Michaud, Un art de l’éternité, L’image et le temps du national-socialisme, 1999, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2016. Encore existe-t-il un autre cas possible : réduire en cendres des œuvres, afin de faire de la place, comme le dit Érostrate : « La terre ressemble à de grandes tablettes où chacun veut écrire son nom. Quand ces tablettes sont pleines, il faut bien effacer les noms qui y sont inscrits, pour y mettre de nouveaux. Que serait-ce si tous les monuments anciens subsistaient ? ». Et il met le feu au temple d’Éphèse.

21 – On notera que la valeur « révolution » possible ou à faire n’existe pas. Il y a bien la valeur « révolution faite », mais l’affaire est considérée comme terminée.

22 – De là l’attention renouvelée aux propos de Jean-Jacques Rousseau, tenus dans La lettre à d’Alembert, 1758, Paris, GF, 1967, ou à ceux de Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 1794, Paris, Aubier, 1994.

23 – Cf. Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui et le sérieux, Paris, Flammarion, 2010, p. 842

24 – Cf. Jules Romain, Les Copains, et l’inauguration de la statue de Vercingétorix à Issoire.

25 – Sur la vision des vaincus, outre Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, cf. Nathan Wachtel, La vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971.

26 – Cf. Charles Péguy et l’inauguration de la statue de la République, place de la nation, le 11 novembre 1900.

27 – Cf. ce roman de 1939, Célestin Gaudibard, Clément Vautel, Le Fou de l’Élysée

28 – Cf. Paul Nizan, Aden Arabie, 1931, Paris, Seuil, 2000, p. 142.

29 – Charles Baudelaire : « Vous traversez une grande ville vieillie dans la civilisation, une de celles qui contiennent les archives les plus importantes de la vie universelle, et vos yeux sont tirés en haut sursum, ad sidera ; car sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles, plus grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre. Les uns montrent le ciel, où ils ont sans cesse aspiré ; les autres désignent le sol d’où ils se sont élancés. Ils agitent ou contemplent ce qui fut la passion de leur vie et qui en est devenu l’emblème : un outil, une épée, un livre, une torche, vitaï lampada(NDR : Lucrèce, De natura rerum, L. II, vers 79 : le flambeau de la vie) ! Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le plus vil, mendiant ou banquier, le fantôme de pierre s’empare de vous pendant quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui ne sont pas de la terre » (Salon de 1859, Paris, Gallimard, chapitre « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse ? », p. 1086).

30 – Honoré de Balzac : Le ministre « avait contracté la manière de collectionner de belles choses à mettre en public, sans doute pour faire opposition à la politique qui collectionne secrètement les actions les plus laides » (Le Cousin Pons, Paris, Gallimard, Pléiade, 1954, p. 505). Et pourtant : Cf. La description de Louis Sébastien Mercier, dans les Tableaux de Paris, de l’humour des insurgés après la chute de la statue équestre de Louis XV : « Tout était creux, puissance et statue ».

31 – C’est toute la difficulté des « yeux » de JR déposés dans les lieux publics en Europe… et surtout en Tunisie.

32 – J’appelle ainsi les processus qui, partant d’une œuvre ténue, poussent les « spectateurs » à se rencontrer et s’interroger entre eux.

33 – Cf. Rémi Zaugg : « L’observateur, pour parvenir à percevoir, est tenu d’oublier tout ce qu’il connaît de l’œuvre avant sa perception, tout ce qui la définit comme un objet historique, comme quelque chose de devenu. Car il s’agit de percevoir l’œuvre de façon toujours nouvelle “ dans sa matérialité à l’état brut ”, dans le processus de perception » (Écrits, Dijon, Presses du réel, 1990, p. 197).

34 – Cf. Dan Graham, à propos de ses labyrinthes en verre : « l’art comme marchandise est toujours dans une vitrine. Ici, en revanche, à l’intérieur de l’art il y a les gens. D’habitude, les gens disparaissent dans une galerie ou un musée : on ne les voit pas. Montrer des gens qui se perçoivent eux-mêmes en lieu et place de l’objet d’art est peut-être un projet brechtien » (œuvres de Clisson, Nantes)

35 – Cf. Joseph Kosuth, Place de l’Écriture, Arles, Actes Sud-Musée Champollion, 2002. S’il est impossible d’affirmer que cette œuvre ignore la présence du public, puisqu’il s’agit d’une œuvre de commande publique, en lieu urbain, sa forme neutralise d’emblée le face à face. Le piéton la rencontre par hasard ou par trajet. Caractéristiques de sa démarche : marcher vers l’œuvre, puis parcourir des yeux une surface à plat (pas de brutalité du face-à-face) ; se décider à marcher autour et/ou dessus ; sans reconnaître quelque chose ; et pour reconnaître quelque chose circuler et lire (le texte placé à côté) ; saisir alors une écriture (pierre de Rosette), et gravir les 3 échelons de l’œuvre.

36 – La vidéo d’une performance du collectif espagnol El Perro, intervenu le weekend dernier dans les rues de Bruxelles afin de réaliser des démolitions virtuelles de bâtiments symboliques

37 – Jacques Rancière, Le partage du sensible, op.cit.


*L’auteur :

Christian Ruby est philosophe, chargé de cours à l’ESAD-TALM, site de Tours. Il est membre de l’ADHC (association pour le développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne d’esthétique et de poiétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de création.

Derniers ouvrages parus : Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Éditions L’Attribut, 2015 ; et Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel, Toulouse, Éditions L’Attribut, 2017.

Ouvrage à paraître en 2019 : « Criez et qu’on crie », Neuf notes sur les cris d’indignation et de dissentiment, Bruxelles, La lettre volée.

Site  de référence : www.christianruby.net

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