La rédemption par l’indépendance ?

La rédemption par l’indépendance ?
Intervention à Raffut, le 2 juillet 2019, Bourges

Christian Ruby

Je ne vous cache pas que le terme « indépendance (1) », soumis à notre réflexion, et identifié généralement à la complétude, n’est pas la tasse de thé des philosophes. Par différence, notamment, avec les termes « autonomie » et « émancipation » qui sont pour eux d’emblée positifs dans l’action et le mouvement qu’ils désignent.

Afin de mieux baliser le terrain, remarquons déjà que « indépendant »/« indépendance », l’adjectif et le nom, sont, dans les langues européennes, des constructions négatives et relationnelles.

Des constructions négatives ? In-dépendance (par un préfixe négatif). Même si le terme est accompagné d’un verbe d’action. Certes, on « se rend » indépendant, on « assure » son indépendance, etc. Mais il s’y agit de rien moins que d’un retrait, ou d’un renoncement.

Des constructions relationnelles ? Il n’est pas d’indépendance en soi, on est indépendant de […]. Par conséquent l’indépendance renvoie à la description d’un type d’interdépendance et non à une position absolue.

Par conséquent, parler d’indépendance, c’est au minimum prendre part à un ensemble lié, dans lequel on veut occuper une place spécifique en réarrangeant les interactions. De là la « guerre d’indépendance » qui rend un peuple souverain sans l’isoler, ou un logement indépendant par rapport à un corps de bâtiment auquel il demeure lié, ou un « esprit indépendant », voire un « label indépendant »…

Or, on sous-entend souvent dans la représentation de l’« indépendance » une complétude (je n’ai besoin de rien) ; parfois on en fait une notion prescriptive (il faut être « indépendant ») ; et beaucoup l’identifient à « être libre », sous forme de l’évidence d’une liberté pétrifiée parce que conçue comme une absence de lien ou d’interdépendance. On glisse ainsi d’une situation de relation à une métaphysique de la liberté et à la valorisation d’un arbitraire.

Alors, doit-on vraiment faire de l’indépendance une bannière (2) et si oui, de quel type ? Peut-on envisager de se contenter de faire prévaloir un retrait pour exister ? Est-ce finalement une fausse grandeur en ce qu’elle se contente d’énoncer une déprise, sans énoncer la prise d’un autre ordre et agencement ? Est-ce une manière de vivre et de penser ou un leurre ?

Je souhaite ouvrir une brèche dans les enchaînements habituels : avec l’usage de ce terme, dans votre contexte des musiques actuelles et des labels indépendants, nous sommes sans doute au cœur d’un combat juridico-politique juste (l’indépendance par rapport à […]), quoique recouvert d’un terme inadéquat qui entraîne le plus souvent une généralisation abusive. L’expérience de l’indépendance juridique (le refus de toute main mise qui ne laisserait pas d’autonomie) ne doit pas devenir une double chaine philosophique : celle qui laisse croire qu’avec l’indépendance toute dépendance, qui serait un « mal », est abolie ; celle qui laisse croire que l’indépendance est une liberté absolue.

 

Relevé de paradoxes 

 

C’est sous ce soupçon d’une dérive vers une illusion de « liberté, que je voudrais relever quelques paradoxes étonnants, faisant entrevoir une autre possibilité.

Premier paradoxe :

Si l’indépendance, disons juridique, est le résultat d’une manière de ménager les moyens d’une action au sein de situations institutionnelles instaurées, elle est cependant destinée à satisfaire une certaine (ou une autre) utilité commune. Cette indépendance n’est donc pas un isolement. On ne devrait pas pouvoir y prendre les moyens pour des fins. Ce que font pourtant beaucoup. En ce sens, l’idée d’indépendance ne devrait jamais référer à ce que nous sommes (à un être), mais seulement à ce que nous représentons dans nos manières d’agir.

Deuxième paradoxe :

Qui montre que l’usage de la notion d’indépendance, dans d’autres champs, n’est pas plus simple… Il existe dans notre société un mépris qui n’est pas feint pour l’indépendance, dès lors qu’il s’agit des adolescents et de leur soi-disant « individualisme » mais, à l’inverse, on leur fait souvent non moins l’injonction familière de « devenir indépendants », comme si cette fois c’était un bienfait !

Troisième paradoxe :

Les humains veulent être indépendants, parce qu’ils ne veulent pas obéir, mais ils veulent bien gouverner ! Ce qui suppose que d’autres obéissent…

Quatrième paradoxe :

Dans mes domaines de réflexion aussi (spectateur/public) : on ne cesse de revendiquer la présence au spectacle d’un public, mais dès qu’il manifeste son « indépendance » de jugement en critiquant ce qui est montré ou entendu on le renvoie à sa soi-disant soumission à l’opinion et aux médias.

Nous sommes donc parfaitement accoutumés à ces usages de la langue, un peu généraux, un peu plats, qui prennent finalement peu au sérieux l’approche pointilleuse des choses humaines. Une conséquence fâcheuse de cette hypocrisie est en tout cas … qu’on évite de faire de l’indépendance un objet de réflexion en en détournant son attention.

 

Procéder autrement  

 

Pour éviter d’emblée le trop plein d’inquiétudes, on peut du moins essayer d’éviter la question de savoir si l’indépendance existe ou non, et tenter de dessiner les contours de ce que donnerait l’indépendance traitée comme un absolu.

Que serait un État indépendant qui se penserait comme isolé et indivisible (3) ?

Que serait un individu indépendant qui serait isolé et indivisible ? Rien d’autre que la figure fictionnelle de Robinson Crusoé, conçue justement pour démonter cet état d’esprit.

Une indépendance/complétude absolue, tel qu’en rêve l’adolescent, ce serait un monadisme (sans Dieu), un atomisme sans mouvement. Sauf que justement : il n’est pas de Dieu, et le mouvement est nécessaire aux atomes…

Ou alors le seul être vraiment indépendant/complet serait effectivement Dieu. Mais même lui ne peut pas l’être : il a besoin de la création pour être Dieu.

Où l’on remarque que la notion d’indépendance a le vice foncier d’opposer l’individu et la société comme deux choses séparées, etc. Alors que tout individu est une part de la société.

Disons pour clore ce point que, quand il arrive que notre humanité veuille s’humilier volontairement, c’est encore la vanité qui lui joue un mauvais tour puisque chacun voudrait être quelque chose d’incomparable et de prodigieux mais dans l’isolement. Or, l’incomparable et le prodigieux ne peuvent se mesurer qu’à l’aune des autres (4).

 

L’autonomie et l’émancipation  

 

En un mot, si ce n’est pas absurde de parler d’indépendance, au sens administratif et juridique, il convient cependant de se méfier des effets induits par ce terme. Surtout, politiquement, puisqu’il faut penser à regrouper les « indépendants » en archipels afin qu’ils puissent se défendre en commun. Autant rappeler que « indépendant » ne peut signifier « détaché de tout lien », et de toutes conditions sociales et politiques.

Qu’il puisse exister des philosophes « indépendants », cela n’a qu’une signification imagée et tranchante : Baruch Spinoza refuse les subventions des princes et adopte un travail rémunéré pour vivre, il assure son « indépendance », mais c’est pour assurer son lien au monde en totalité et non un solipsisme. Les moralistes contemporains (Ruwen Ogien) ne peuvent affirmer « l’indépendance » de l’individu que sous la condition de ne pas nuire à autrui. Etc.

Au mieux, l’indépendance ne change pas le monde, n’abolit rien, mais s’aménage un recoin dans le monde. Et d’ailleurs, paradoxalement, cette « indépendance » juridique peut être soutenue par le monde…

Il serait donc salutaire de préférer le vocabulaire plus fécond de l’autonomie. Issu du grec autonomos. Soit, celui qui se donne à lui-même (autos : soi-même) la loi (nomos) comme être de raison, c’est-à-dire dans le rapport avec les autres. Cette notion renvoie à deux champs : le politique et l’éthique. Et pourrait avoir un sens juridique.


Notes :

(1) Indépendance : en logique : une proposition indépendante est une proposition qui ne peut être réduite à d’autres. En arbitraire : ne dépendre de rien. En droit : indépendance financière. En politique : un État indépendant, souverain… Terme négatif par rapport à autonomie. Antonyme : dépendance, contrainte, assistance…

(2) Chacun sait que chaque mot est un préjugé. Que les mots n’ont pas de valeur en soi, et que justement les problèmes commencent dès lors qu’on les fétichise, ou les transforme en bannières. La valorisation d’une notion est toujours un phénomène historique et politique s’appuyant sur des pratiques muées en habitudes ou sur des pratiques organisées pour défendre des intérêts.

(3) C’est le drame d’Aristote, PolitiquesI, 2, 8 ; III, 1, 12.« Autarcie », ce qui n’a besoin de rien d’autre que de lui-même (l’autarcie est à la fois une fin et ce qu’il y a de meilleur). Pour modèle : le dieu. L’autosuffisance divine devient modèle pour penser la cité. De ce fait, la cité autarcique devrait rejeter tout commerce avec l’extérieur. Or, tout le monde sait qu’Athènes fut impérialiste.

(4) Cf. Friedrich Nietzsche : Le voyageur et son ombre, 1886, Paris, Gallimard, Pléiade, 2019, p. 482, §10 : « Aussi longtemps que nous ne nous sentons pas dépendre de quoi que ce soit, nous nous estimons indépendants : sophisme qui montre combien l’homme est orgueilleux et despotique. Car il admet ici qu’en toutes circonstances il remarquerait et reconnaîtrait sa dépendance dès qu’il la subirait, son postulat étant qu’il vit habituellement dans l’indépendance et qu’il éprouverait aussitôt une contradiction dans ses sentiments s’il venait exceptionnellement à la perdre ». Or, il vit constamment dans une dépendance multiforme, mais s’estime indépendant quand il cesse de sentir la pression de ses chaînes du fait d’une longue accoutumance…

Les commentaires sont fermés.