La maquette d’artiste : un jeu devenu enjeu en jouant de cet enjeu

Intervention au colloque Maquettes et diagrammes, n dimensions,
Au Frac Centre-Val de Loire, 13 mars 2020,

Colloque organisé par le Laboratoire Des Intuitions (LDI), l’École supérieure d’art et de design TALM-Tours et le Frac Centre-Val de Loire

Christian Ruby


Je ne sais pas si notre colloque s’est organisé lui-même comme une maquette d’artiste, et s’il a bien eu lui aussi « n dimensions ». Éventuellement. L’idée me plait bien. Mais je vous laisse juges d’une telle analogie potentielle et de ses impulsions virtuelles sur vos propres travaux.

Quoi qu’il en soit, et grâce à Thierry Mouillé, ce colloque a permis d’explorer les multiples dimensions de la maquette d’artiste. Littéralement, « n dimensions », ainsi que l’écrit Henri Poincaré. Selon l’axe affiché en titre de cette journée d’études, très LDI. C’était, en tout cas, une invitation faite à nos partenaires-orateurs de déployer leur problématique habituelle dans ce cadre ; de saisir, pourquoi pas, la maquette d’artiste comme monde, comme diagramme d’une pensée du monde, ainsi que vous l’avez entendu, quand l’essai n’a pas été tenté de traiter du monde comme maquette, et finalement comme diagramme de soi-même sous le mode de l’étendue.

À cette occasion, j’ai voulu observer, moi aussi, si je pouvais construire un propos philosophique portant sur les maquettes d’artiste, plus que sur « n dimensions », de manière analogue à l’artiste édifiant une maquette, en l’occurrence une maquette « à exposer », au sens de l’art d’exposition (ce que je suis non moins en train de faire, je veux dire, exposer quelque chose, une autre pensée ou une autre manière de penser).

Loin de prétendre à un acte pur de pensée sans matière, comme l’artiste cherchant ses matières, je me dois de vous présenter les linéaments, les ébauches de pensée de la maquette, les « matières » qui m’ont orienté vers ma propre construction. Ce sont trois textes/amers, cités ici en ordre chronologique de publication, qui mettent en jeu la notion de maquette. Celui de :

  • Baruch Spinoza, Éthique IV (préface), 1677 : qui, en passant par l’idée de la maquette, rejette la figure d’un Dieu transcendant, cartésien, créateur absolu d’un monde extérieur à lui, qui serait sa maquette. Car « Dieu c’est-à-dire la nature » est cause immanente et n’a pas de choix. Simultanément, il réfute l’idée de création utilisée à propos des artistes, parce qu’elle n’a pas de consistance ontologique. J’en retiens que la maquette oblige à saisir ce qu’elle pense, et l’opération qu’elle conduit sans référer nécessairement à une puissance ou volonté extérieure;

 

  • Immanuel Kant, Critique du jugement, 1793 : qui, s’il avait eu à ranger la maquette d’artiste dans son système de classification des beaux-arts, l’aurait rapprochée non pas de l’architecture (elle ne dépend certes que de la volonté de l’architecte et non de l’imitation de la nature, mais poursuit une fin déterminée). Il l’aurait rapprochée de la peinture, non seulement parce que la maquette n’imite rien, mais encore parce qu’elle n’engendre rien d’autre qu’un jugement esthétique. J’en retiens le rapport de la maquette à l’esthétique, à une adresse à un pur jeu des facultés;

 

  • Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, 1801 : qui statue à la fois sur la marionnette et le problème de l’écriture marionnettique (celle de la fiction). Ce qui fait la grâce de la marionnette, morceau de fil de fer et de tissu (appelée « maquette »), écrit Kleist, c’est qu’elle ne tient pas à quelque chose de divin mais à quelque chose d’infini et d’humain : elle est le lieu de l’indéterminé (mourir, ressusciter, tomber, s’élever, etc.). J’en retiens la notion de grâce de l’indéterminé.

Première remarque. Forts de ces trois amers (l’autoréférence, le jugement et l’indétermination), en regardant des maquettes d’artistes, nous ne pouvons que nous éloigner de la culture des Lumières, laquelle a concentré la maquette et le rapport à la maquette sur une dimension pédagogique, démonstrative et utilitaire. Elle concevait la maquette aux fins d’éclairer et d’émanciper les esprits par un surplomb de la raison. Si les humains sont enfermés dans les ténèbres de l’esprit, les maquettes devraient pouvoir les en libérer en rendant possible leur émancipation future. Soit par des maquettes de projets, soit par une pédagogie des « chefs-d’œuvre de l’humanité ». À ces deux égards, la maquette entrait bien dans un champ normatif (1), dont on devrait pouvoir la libérer.

Deuxième remarque. Je prétends persévérer à penser la maquette dans une perspective d’émancipation, mais à trois autres titres :

  • En pensant que la naissance de la maquette correspond à une mise au monde par l’humain-artiste de son éternité parce qu’il sait qu’il est mortel, et qu’il a donc pour tâche de fabriquer son monde, celui qui doit lui survivre ;

 

  • En affirmant que la maquette affiche une aspiration autant à une libération des anciens thèmes de la « création » (idéale et spontanée), qu’à une volonté express de rectification des polices esthétiques (par critique des normes), et à un exercice public de la portée de l’imagination spectatrice par le jeu ;

 

  • En saisissant l’art de la maquette en soi du côté de la seule plastique, il apparaît que l’unité de la maquette d’artiste relève d’un jeu (position de règles et fonctionnement par elles uniquement) dont l’effet se prolonge dans le regard du spectateur ou de la spectatrice.

Troisième remarque. En en restant au plan de la réception :

Ce qui m’intéresse dans la maquette d’artiste, moi qui ne suis pas artiste, ce ne peut donc être qu’au titre du spectateur ou du regardeur, ce qui m’intéresse donc c’est, du fait de son adresse indéterminée à chacune et à chacun, sa présence entendue comme moment de corrélation. Ce qui m’intéresse, de surcroît dans la maquette pour elle-même, en position de quasi sculpture et « n dimensions », c’est que cette présence, cette pleine valeur de l’artefact, engendre alors une désabilisation (2).

De quoi ? Comment ?

  • La maquette d’artiste m’oblige à travailler ces catégories (maquette, sculpture, architecture, peinture…) ou plus exactement le devenir des objets artistiques refusant de se stabiliser dans une seule (ou une quelconque) catégorie artistique, en passant, dans les classifications habituelles, d’une catégorie à une autre : de maquette à sculpture, de sculpture à installation, etc. (3) ;

 

  • Elle m’oblige à ressaisir ma manière d’approcher un volume et une scénographie (pour ne pas parler des changements d’échelle dont il a été question), autour desquels mon corps de spectateur est appelé à tourner, comme en une sorte de vaste travelling qui ne dépend que de moi ;

 

  • En s’offrant comme un monde à soi seul, elle signifie qu’elle peut rejeter son auteur ; il n’est plus nécessaire ; de ce fait, un objet artistique peut être (est) fermé sur soi-même, surtout au titre de son achèvement pour l’artiste, mais c’est à ce moment-là qu’il devient ouvert, ouvert au regard des autres ;

 

  • Enfin et surtout, elle m’indique qu’il est nécessaire de saisir la manière dont elle fonctionne et d’exercer mon œil selon les lois de ce monde présenté, et le jeu qu’il concrétise, effet de surprise aidant, par cet appel à tourner autour, à découvrir ses règles ; découverte qui est le plaisir esthétique même (4).

En relevant ces quatre dynamiques, et en les rassemblant autour des notions de « fiction » et de « jeu » (au sens de mettre en jeu et de jouer avec des règles qui engendrent un jeu), il est possible d’affirmer finalement que la maquette d’artiste :

  • Permet d’appréhender l’idée selon laquelle le monde ne serait plus placé sous le regard de Dieu, mais sous celui de l’humain et des règles imposées par lui uniquement ;

 

  • Devient (ou peut-être l’est-elle dès sa conception historique et culturelle), un instrument contre la théologie en général et la théologie, même laïque, de la création en particulier ;

 

  • Ouvre l’espace mondain du jeu ; ouvre à la notion de « recréation spirituelle » (écrit Spinoza), à la notion de puissance de l’entendement capable de produire ses propres pensées.

Quatrième remarque. De ce fait, je proposerais volontiers une approche more geometrico (allusion à Baruch Spinoza) de la maquette (5).

Cette approche se constituerait ainsi : Ce qui, de la maquette, importe au final, ce n’est absolument pas qu’elle représente quoi que ce soit, mais c’est ce qu’elle pense. Ou fait penser, en pensant la puissance de l’humain. Saisir la maquette ou connaître l’œuvre-maquette est alors le moment où l’on saisit ce qu’elle-même pense, et qui n’est pas ce qu’en pense son auteur.

Cela revient à affirmer que la maquette d’artiste peut éventuellement être présentée comme un appareil perceptif-fictionnel qui donne accès à une réalité (expressive) humaine et aux conditions de la production de sa vérité, c’est-à-dire de son opération. Ce qui revient à affirmer, Spinoza n’a pas tort, l’égalité entre Dieu, le monde et la multiplicité de ses activités ainsi que de la multiplicité infinie des œuvres humaines.

Ainsi par exemple, peut-on penser, pour étendre la notion de maquette et poursuivre le paradoxe de Kant, qu’un Piero della Francesca constitue une optique de maquette qui réussit à constituer l’unité immanente de l’homme et de la nature, dans une approche mathématique de la construction picturale. Le peintre, en effet, invente un dispositif pictural dont les effets sont paradoxaux. Il traite un thème religieux dans une conception déthéologisée du monde. Un monde dont le sujet spectateur a le sentiment qu’il est banni. Du coup paradoxalement : Il ne peut s’y projeter et y retrouver ses affects, ses croyances, que par une distance avec l’impersonnalité qui domine l’œuvre. Plus il est libre de toute imagination projective ou objectale, plus la séduction est grande.

Telle est pour moi la maquette.

La maquette d’artiste devient ainsi une inscription dans un jeu, celui d’un processus qui commence avec l’exposition dans un espace social partagé. Surtout si l’œuvre une fois définitivement activée et exposée est destinée à servir d’événement et servir un événement : l’art même sans finalité.


Notes :

  1. À partir du xviie siècle et au xviiie siècle, on s’intéresse à elle (cf. collection de maquettes de Paul Cailleux, galeriste) : on commente même l’empreinte nerveuse des doigts qui ont tiré la première forme de la matière informe. La maquette acquiert un double statut dans les académies : celui de modèle préalable à échelle réduite (« balbutiements », dit-on) mais toujours en fonction du maître-regardant, et celui de comporter des défauts que l’œuvre ne conserve pas. En somme, secondarité de la maquette, et glorification de l’achevé, même si, paradoxalement, certaines maquettes finissent en œuvre : la statue équestre en bronze de Louis xiv est la maquette de la statue de Girardon qui a occupé, jusqu’à la Révolution, le centre de la Place Vendôme à Paris.

Pourquoi problématique ? Parce que la maquette entre dans plusieurs débats. D’abord le débat dans lequel la maquette est prise pour le témoin du passage du théologique à l’anthropologique voire à l’anthropocentrisme. Le Dieu-architecte ne fait pas de maquettes pour créer (encore que certains évoquent la possibilité de lire le monde comme une maquette mal faite, ou inachevée, remise entre les mains des humains afin qu’ils la complètent et la rendent habitable), mais l’humain en produit, marquant ainsi ses limites (la finitude). Ensuite, le débat sur le type de maquette et sa caractéristique : la maquette repose sur le point de vue et la perspective, soit l’œil humain qui déchiffre avec l’assurance de la maîtrise des choses[1]. Enfin, le débat sur la secondarité de la maquette.

Une opposition ? Dans ce dernier débat, on retrouve l’opposition classique entre idéalisme et matérialisme. D’un point de vue idéaliste, seule compte la hiérarchie qui met l’idée au principe de toutes choses humaines (par différence avec Dieu et l’animal, chacun représentant une autre option : l’originaire sans maquette ou l’incapacité à faire des maquettes). C’est de ce point de vue que s’invente la conception d’un ordre analytique successif de la création, dans lequel la maquette prend une place qui, si elle demeure première dans le temps, est seconde logiquement. Les Académies défendent cette option. Elles se penchent sur les maquettes à partir d’un regard normatif (et d’une échelle humaine, principe recteur du regard) et non esthétique. Tel est le cas de la maquette d’un projet de Pierre Bullet, en 1679, pour le château de Châteauneuf-sur-Loire.

D’un point de vue matérialiste, la maquette devient un enjeu autour de la conception d’une autre approche de la création artistique et de l’échelle du sujet-humain. Tel est le cas du discours sur le statut de modèle ou de maquette chez Denis Diderot : « Les sculpteurs, dit-on, font d’abord un ou plusieurs modèles qui ne sont que des ébauches des premières pensées, comme les peintres ont coutume de faire une première esquisse : mais le modèle d’après lequel doit être travaillé le marbre, ou sur lequel doit être fait le moule est à peu près aussi terminé que le sera dans la suite le marbre ou le bronze ». La maquette est ébauche de pensée artistique, elle conduit la création affirme-t-il dans le Salon de 1765 (Paris, Hermann, 1984, p. 300-301). Et il ajoute : « Le marbre n’est jamais qu’une copie. L’artiste jette son feu sur la terre, puis quand il en est à la pierre, l’ennui et le froid le gagnent, ce froid et cet ennui s’attachent au ciseau et pénètrent le marbre […] ». Cette interprétation de la création à partir de la maquette est d’ailleurs reprise par Étienne Maurice Falconnet, dans l’Encyclopédie, en 1765, à l’article « sculpture ». La maquette n’est plus seconde ou secondaire, mais un moment dans une recherche inachevable, ou parfois trop achevée dans la transposition dans le marbre ou le bronze.

C’est autour de ce débat que naissent les maquettes dites éducatives, des sortes de maquettes après-coup, destinées à l’éducation des futurs artistes ou des enfants, à partir des sens, dans une visée empiriste, par conséquent. Elles ne quitteront plus la sphère de l’éducation jusqu’à nos jours, quoiqu’entrées dans le champ commercial.

Maquettes pour futures architectes par exemple : Celle de la façade de la cathédrale d’Orléans, par Jacques Gabriel, premier architecte de Louis xv, est particulièrement spectaculaire et peu connue.

Maquettes pour l’éducation des enfants, telles que les invente Madame de Genlis, chargée de l’éducation des enfants du duc de Chartres. Elle pratiquait une pédagogie fondée sur les théories empiristes de Condillac, le sensualisme, qui renouvelle les idées sur l’éducation. Tout apprentissage commence par une approche sensible. Sur demande de Madame de Genlis, en 1783, le duc commande aux frères Jacques Constantin et Augustin-Charles Périer, une série de maquettes inspirées des planches de l’Encyclopédie et de la Description des Arts et Métiers de l’Académie des sciences. Elle rédige alors un traité : Adèle et Théodore, ou Lettre sur l’éducation (1782), dans lequel elle écrit : « […] que les lumières des enfants étant toujours très dépendantes des sens, il faut autant qu’il est possible, attacher aux sens les instructions qu’on leur donne et les faire entrer non seulement par l’ouïe, mais aussi par la vue, n’y ayant point de sens qui fasse une plus vive impression et qui forme des idées plus nettes et plus distinctes ».

2) Henry James visitant Carcassonne en 1882 concède que la restauration par Viollet-le-Duc est une réussite, mais que cette nouvelle machine présentée tue les émotions ; et il ajoute « on saisit désormais la presque trop parfaite citadelle comme une énorme maquette disposée sur la table verte d’un musée », cette « maquette est devenue une fiction et je préfère les ruines qui nous obligent à avoir à faire avec l’histoire ». Non sans reconnaître que pour que la ruine demeure il faut sans cesse l’entretenir, et pour que la maquette demeure, il faut aussi l’entretenir.

3) Ce qui pourrait renvoyer aux propos de GWF Hegel (Esthétique, 1831) sur ces registres (sculpture puis architecture, etc.)

4) Comme l’indique Roger de Piles, dans son Cours de peinture par principes (1709). Il commente les mannequins disposés sur un plan pour élaborer une scène (Paris, Gallimard, p. 58).

5) Le texte porte sur l’architecte qui se représente à l’avance son objet par une maquette… Laissons de côté cette conception de la maquette pour relever que Spinoza s’y arrête afin de fustiger l’idée d’une action surnaturelle dans le travail humain. Ce serait à dire que l’architecte va de corps à corps (sans jeu de mots). L’architecture est question de corps (de pierre), mais se conçoit par le corps de l’architecte donnant corps à son projet dans la maquette. Curieux donc : la maquette, sans doute mal interprétée, vient opérer la critique du spiritualisme et du schéma volontariste d’une âme commandant au corps. Spinoza lève deux obstacles d’un coup (Il ajoute : La maquette, moyen au service d’une fin dont le ressort est qu’il faut gagner du temps. Il faut se résoudre à mettre la maquette sous l’égide de l’art mécanique, dont la propriété est de rendre facile ce qui est difficile.) ; De surcroît, cette idée de la maquette lui permet de rejeter l’idée d’un Dieu transcendant, cartésien, créateur absolu, au sens où Dieu ne peut pas travailler par maquettes, comme un démiurge travaillant d’après le modèle du bien. Ce qui est absurde. Cette fausse pensée entraîne un raisonnement par analogie (le Démon de…). Comme Dieu a procédé, l’ouvrier marque l’ouvrage de sa main. Or, si l’ouvrier oui, Dieu non, car … Réfutation de l’idée de création… Pas de consistance ontologique ; Il réfute ainsi la divinisation de l’artiste créateur et l’idée d’un modèle que nous pourrions placer devant nos yeux, comme un tableau de la perfection de l’œuvre divine (Dieu ferait donc des maquettes). Comme le croit le Quattrocento, si on suit Michel-Ange. Or Dieu ne fait pas de maquettes, il n’est pas transcendant, et la création artistique le montre grâce aux maquettes…

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