Hier et maintenant, ici et ailleurs

Propos prononcé à Avignon, le 15 juillet 2018, théâtre des Doms

Christian Ruby

 

Si quelque chose comme une psychanalyse de la culture de notre temps était souhaitable et possible, elle mettrait sans doute en évidence l’exigence contradictoire imposée à notre libido d’avoir, d’un côté, à intérioriser les interdits en nous mutilant dans la castration de l’identité et, d’autre part, à nous enjouer d’un esprit ouvert à une adaptation à l’infini (2). À la question de savoir ce que nous pouvons faire de l’idée de frontière, l’esprit du temps, en effet, offre deux réponses, immédiates et symétriques : louer ou condamner. Il faudrait refluer vers les frontières ou il faudrait abolir les frontières ! Par négligence ou par calcul, on laisse à ces deux exigences – enfermement ou abolition – un pouvoir tel qu’il conduit à croire qu’on ne peut se tenir à l’écart de cette double escroquerie intellectuelle, aux immenses conséquences pratiques. D’un côté, l’abandon aux fascinations d’une communauté close sur elle-même et, de l’autre, une agitation en pleine déréliction, au mieux tournée en bienveillance et compassion (3).

C’est en philosophe que je souhaite intervenir ici, ce qui ne signifie pas nécessairement que je sois plus malin que les autres. Mais cela signifie que je peux sans doute mettre à notre disposition et donc partager et discuter avec chacun, quelques réflexions qui s’appuient sur le langage et l’usage des termes dans l’histoire de la philosophie. Tout en m’appuyant sur les travaux des artistes contemporains (Adel Abdessemed (Exil, 2002), Mounir Fatmi (2003), Sigalit Landau (Hula Hoop, 2001), Ana Teresa Fernandez (Erase the border, 2015) ou Francis Alÿs). L’articulation de la philosophie et des arts facilite la tâche de comprendre que ce que nous prenons pour « évidences » résulte de constructions à interroger sans cesse.

En l’occurrence, « frontière » n’est un concept philosophique, voire anthropologique, que sous les espèces de « limite » et de « partage », notions qui, dans certains contextes, notamment politiques, s’accompagnent de « fictions » destinées à faire passer l’artificiel pour naturel. Sous cette forme, « frontière » fait bien signe vers nos manières de traiter le continu et le discontinu, l’identique et le différent, le fini et l’infini. Ce terme passe aussi d’un domaine à l’autre et ne se voue pas uniquement à la politique. Il y a « frontières » possibles entre l’intérieur et l’extérieur (architecture (4) et cosmologie), l’ici et l’ailleurs, le corps et l’âme, les domaines de la recherche et le partage des compétences dans les sphères intellectuelles, les États et les fictions politiques, les classes, les identités nationales utilisant le racisme culturel et les révolutions anti-coloniales, l’humain et l’animal, l’humain et la machine, l’animé et l’inanimé, les morts et les vivants, etc.

L’humain et l’infini

Ce sont deux questions centrales qui nous lient à ce débat sur la frontière. La première : comment penser la frontière ? Et la seconde : qu’allons-nous en faire ? Ces formulations ne cherchent surtout pas à nous pousser à fixer une essence de la frontière. Car une telle fixation ne ferait que redoubler les naturalisations dont la et les frontière(s) fait ou font l’objet. La frontière n’est jamais qu’un instrument, un artifice, dont les humains se dotent pour maitriser leur rapport à l’infini, l’illimité (ceci compte non tenu, pour l’heure, de la configuration linguistique négative de ces deux termes). La seule option dont nous devrions finalement discuter concerne l’usage le plus légitime de la frontière dans l’obtention d’un partage égal et juste de l’usage soit de la seule surface occupable à plusieurs que nous ayons à notre disposition : une terre unique pour tous (étendue depuis peu à la lune), soit des articulations de pensée et des conceptions du monde.

Commençons par tenter de penser la frontière.
Ce qui est intolérable aux humains, c’est de vivre dans l’infini, « cette nuit où tous les chats sont gris », dit la formule. Dans l’infini, l’humain n’est pas chez lui. De là des murs, des domaines de pensée, etc., mais aussi des fictions, par exemple, des ontologies (fixons tout pour toujours) ou des histoires (tout peut être transformé). L’architecte qu’il est peut cependant choisir entre fabriquer des murs pour s’enfermer ou fabriquer des murs pour accueillir. Et ce ne sont pas les mêmes murs. De même que l’on peut croire que le chercheur est celui qui sait et il est alors enfermé, alors que s’il cherche c’est justement qu’il ne sait pas, et il veut s’ouvrir au déplacement des limites du savoir et à l’interaction des disciplines.

Les humains, semble-t-il, ont construit ces termes de « limite » et « d’illimité » dans un va et vient entre l’agriculture et la politique, tout du moins dans le contexte occidental qui nous concerne au premier chef (nous suspendons, par défaut de place, une exploration des sociétés « sans écriture »). Les Grecs nous ont appris que les humains ne sont pas chez eux dans l’infini. Le « horos », terme qui a donné plus tard « horizon », est d’abord le bord de la peau de mouton, l’extrémité au-delà de laquelle il n’y a plus rien. Le « horos » s’est fait mur, élévation de limites à ne pas franchir, celles de Troie qui séparent les Achéens des Troyens, et qui nous reviendrons en latin par le sillon tracé par l’araire des deux frères afin de fonder Rome. Mais ces limites (5) ne sont pas uniquement celles des territoires. Quoi qu’il en soit, elles ont trois caractéristiques :

  • – Éviter la démesure (hubris) ;
  • – Se répercuter dans tous les ordres : limites entre les classes, entre les ordres de pensée (opinion/philosophie), entre… ;
  • – Poser des « limbes » : cette bordure inconnue, cette région indéfinie, bref, les extrémités de la terre, mais aussi l’entrée dans l’au-delà, et un au-delà dont le franchissement est une possibilité réelle pour « l’âme », quitte à n’être plus situé dans le même plan.

L’art de la découpe

L’idée de frontière renvoie, par conséquent, fondamentalement à un partage. Elle définit un certain espace du commun, un régime de la découpe des territoires : physiques, matériels et intellectuels (6). Cet espace est à la fois un régime des corps et un régime des géographies de l’esprit. Il détermine des circonscriptions, des séparations, des démarcations, entre les éléments séparés face auxquels un choix doit être fait : soit l’indifférence ou la peur réciproques, soit la contiguïté paisible, soit la disposition de seuils et de passages, soit le mélange (mais il est toujours postérieur à la césure), etc.

La frontière fixe des formes de visibilité, de pensabilité, de dicibilité dont on peut étudier la généalogie, mais aussi l’art. Un tel art du partage, en effet, fait droit à deux pratiques opposées : soit celle de la clôture et de l’exclusion dans l’identique, soit celle du passage et de la transgression. Parfois les deux se mêlent, si on est attentif (7). En tout cas, le partage sépare et réunit à la fois, de manière aussi complexe que le partage du bœuf dans le sacrifice de réconciliation implique la réunion pour le manger.

Mais il faut analyser cet art de plus près encore lorsqu’il devient une fonction des États modernes, nationaux et territoriaux, et que ces derniers, sans plus se référer aux limbes, découpent des territoires et des cadastres qui deviennent des fronts identitaires (8), avec leur cortège d’art de la guerre et de dimension esthétique et/ou fictionnelle – les frontières qu’on dit « naturelles » – qui circonscrit l’être en commun, à coup d’essence ou d’identité légitimés par des académies et des écoles de pensée (9). L’idée de frontière est ici polémique, plutôt que définitionnelle. Elle renvoie à la guerre qui les fixe et à la logique policière des séparations : non seulement inclusion et exclusion, mais aussi, à l’intérieur des territoires, déploiement des sans-(papiers, domicile, etc.) qui sont autant de vérifications de ce qu’on peut faire à l’extérieur. En général, pour mieux s’en séparer, celui qui exclut racise « l’extérieur ». Et il se rend aussi aveugle aux franges qu’il rend invisibles : les nomades, les tziganes, les trans-, etc.

Cet art de la limite, de la découpe politique et conceptuelle, ne cesse pas d’être vécu comme un art de la borne et des cartographies intangibles. Cette confusion de la limite et de la borne fait tout le drame de notre époque, en termes de « racines », « repères », etc. Rappelons que la borne est une limite conçue comme infranchissable, tandis que la limite est une ligne souple qui mérite remaniements, transformations, dépassements, etc. On peut donc aussi percer les murs…

Une double fascination

Il nous appartient, effectivement, de traiter la frontière non pas comme une ligne posée mais comme une ligne construite, un artifice, avec lequel il faut s’organiser, qu’on veuille le légitimer ou le critiquer. Ce qui est intéressant, ce sont d’ailleurs les controverses à la frontière et sur la frontière. Les récits de vie autour de la frontière – ainsi, Le Pas suspendu de la cigogne, ce film de Théo Angelopoulos (1990) – indiquent comment elle donne sens à des actions et des relations, des dangers et des contacts, des clôtures et des ouvertures, mais aussi comment certains s’enferment en elle, en utilisant au besoin des cris de ralliement autour de la frontière, et comment d’autres peuvent la transgresser.

Contrairement à un lieu commun, la limite (contrairement à la borne) n’est pas négative, ne constitue pas un empêchement, n’enferme pas l’humain, puisqu’elle peut être remaniée. Au contraire, donc, elle est la condition de l’illimité, de sa réalité comme de sa pensée, au sens, cette fois, d’un illimité humain : ce qu’on peut faire encore, en remaniant les limites.

La limite est constitutive de l’humain, et de sa capacité à faire l’histoire (c’est-à-dire à remanier les limites). Elle ouvre l’humain sur l’autre. À condition de comprendre, en ce sens, qu’on peut limiter sans clore (ce que fait la borne qui refuse l’autre) : toute limite peut être dépassée, transformée, remaniée.

Il suffit de lire Typhon de Joseph Conrad et de regarder les vidéos de l’artiste Aernout Mik, pour saisir que si on ne comprend pas ainsi les frontières, on se perd soit dans une fascination de la borne soit dans une fascination du sans-limite.

La fascination de la borne est devenue, de nos jours, identitaire, comme on le sait. La frontière alors enclot, rejette, fige et produit d’ailleurs de la maladie : celle des corps qui ne peuvent jamais passer ailleurs, et sont obligés de se figer dans le silence et l’aphasie.

La fascination du sans-limite, jadis exposée comme sentiment « océanique » (Lautréamont, quoique réfuté par Jean-Paul Sartre) ou comme « goût de l’infini » (Baudelaire, Paradis artificiels (10)), se fait désormais fascination de la toute-puissance. Et l’on sait que nous lui devons, en ces jours de terreur, les stars de la mort et les héros de la pureté enfermés dans leur rhétorique de la « vraie » vie sans limites. Le sans limite, fût-il jouissif, est mortifère (11).

La présence subjectivante de la frontière

Si telle est la frontière, instrument et artifice, recouvert de fictions, il faut se demander maintenant, et pour terminer ce parcours, ce que nous pouvons en faire. Je crois que l’essentiel pour l’heure tient à ceci :

  • – Se demander comment la frontière est frontière, pourquoi nous attribuons de l’autorité aux frontières. Qu’est-ce qui les rend attrayantes ou contestables ? ;
  • – Transformer les esthétisations de la frontière en visibilité des passages, ce qui revient à se demander ce qui peut déstabiliser leur efficacité.

Il faut partir de ceux qui font bouger les frontières : les nomades, les migrants, les chercheurs, les ouvriers dans le processus de travail, les écrivains, les artistes (qui nouent des courants différents, des trans-, dans l’invention de et la redéfinition de leurs pratiques, la redistribution des rapports entre les arts), etc.

Mais aussi comprendre que le partageable ne correspond pas nécessairement à une part enlevée à l’autre (comme la part de marché). C’est plutôt : le coopératif, le participatif ou le solidaire. À cet égard, le partageable n’est pas un partagé (en parties séparées). Il est un « participable » ou une possession simultanée ou encore un exercice simultané : le service public est partageable, le commun est partageable (la langue commune est partageable), etc.

Et surtout, comprendre que la frontière la plus centrale, dans notre société passe entre ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas, du moins ceux qui affirment qu’ils sont les seuls à comprendre et qui indiquent aux autres qu’ils ne comprennent pas, ne leur laissant que la part du cri. C’est à partir de là que nous pouvons entreprendre de désincorporer la frontière, de nous désassigner en creusant des écarts avec ce qui est, en affirmant une multitude de puissances déniées, en posant de nouveaux noms qui imposent de nouvelles configurations au monde dans lequel nous vivons, en faisant voir ce qu’on ne voyait pas, etc.

Assumons la présence subjectivante de la limite, celle qui permet d’envisager sans cesse de reconstruire et de partager les territoires, les domaines, les activités autrement et à d’autres fins, et pourquoi pas en vue d’une vie sociale et politique démocratique en archipels. Là réside la possibilité de poser le problème de la justice, dont nous sommes partis en début de cet article.

* * *

     La question qui m’a été posée est donc à la fois de comprendre que la frontière relève d’un ensemble d’énoncés (politiques, cartographiques, récits vécus, littéraires, cinématographiques,…) et de chercher quelle scène créer pour qu’il devienne clair que les frontières relèvent de choix politiques ou conceptuels que l’on peut interrompre. Pour qu’il apparaisse que ce sont des règles politiques ou conceptuelles qui entretiennent les frontières, dessinent des figures identitaires, articulent les exclusives à la jouissance du rejet, et de « l’urgence » (sans réfléchir) de « se protéger ».

Encore une fois, les frontières ne sont pas des faits bruts, et naturels. Elles relèvent de conventions humaines et d’institutions de partage. Elles sont construites afin de favoriser la gestion d’équilibres entre les parties fabriquées, la distribution et la redistribution des parts. Elles peuvent être déconstruites. Ces faits sociaux n’existent qu’avec les humains. Et les données pour les établir ne sont justement pas données… mais obtenues par un travail humain et technique (12).
Insistons, comme toute convention, elles peuvent être défaites, déplacées et muées en jeu d’accueil et de transformation.


Notes :

(1) Le deuxième membre de phrase est un emprunt à Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, 1974, un film tourné dans un camp de réfugiés palestiniens en Jordanie en 1969.
(2) Les « symboles de l’infini » (Ch. Baudelaire, OC, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 708) sont cultivés chez les artistes contemporains dans des travaux sur le vent, l’eau, les flux, les nuages, etc. (tout ce qui fuit, dit-il, in Le Spleen de Paris, « Enivrez-vous », ibidem, p. 286).
(3) Ce qu’on ne confondra pas avec « l’immense ».
(4) Il y a évidemment des hybrides : Le salon constitue un espace hybride, situé à la frontière de l’intime et du social, de l’intérieur et de l’extérieur, du labeur et de l’amusement, de la souffrance et de la liesse…
(5) Le limes (prononcé [li.mɛs]) est le nom donné par les historiens modernes aux systèmes de fortifications établis au long de certaines des frontières de l’Empire romain. Le terme limes peut comporter deux significations : frontière ou limite, avec comme équivalent la Grande Muraille de Chine ou plus tard la Ligne Maginot. Pour les Romains, ce terme désigne une barrière pour défendre l’intérieur de l’Empire romain (sens utilisé pour la première fois par Frontin et Tacite au 1er siècle). Et : chemin ou route, c’est-à-dire la voie qui mène vers des territoires nouvellement conquis (ou à conquérir), comme le limes germanique sous Auguste, qui longe la rivière Lippe. Cette frontière était gardée par plusieurs places d’auxiliaires ou de légionnaires.
(6) N’oublions pas que les montagnes et les fleuves, contrairement à certaines légitimations, ne constituent pas des frontières politiques, et mieux qu’ils appellent plutôt la coopération…
(7) Pensons au style encyclopédique : on peut s’arrêter aux seules définitions, ou tenir compte des corrélats qui formulent des passages.
(8)Issu du latin Frontaria, « frontière » est dérivé de front, faire front, front d’une armée (ce qui donne frontalier, frontal, fronton, affronter, etc.). Le front est opposé alors à l’ennemi. La frontière est cette ligne où un pays fait front à son voisin, en le transformant en ennemi potentiel ou réel. Ce qui suppose que la frontière est agissante, elle est susceptible de définir le voisin soit comme ennemi, soit comme ami, en vertu de contextes différents.
(9) Contre lesquelles des résistances s’organisent. La littérature américaine, par exemple, montre Gilles Deleuze, élabore un sens des frontières, comme « quelque chose à franchir, à repousser, à dépasser » (in Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 48).
(10) La fiction poétique évoque souvent l’évasion du « sans frontières », s’il signifie la révolte contre les contraintes, etc. cf. Charles Baudelaire, « N’importe où hors du monde », p. 303, Le Spleen de Paris et le vin et de l’opium qui allongent l’illimité (Baudelaire, Le poison), idem Les Paradis artificiels.
(11) Symétriquement : Daesh et l’opération « justice sans limite » de George Bush (ce qui suppose : ni bord, ni frein, ni interdit).
(12) Reste à statuer sur les ZAD, et les Zones autonomes temporaires (Hakim Bey), ainsi que sur les faux cosmopolitismes, ceux de la culture mainstream, du cosmopolitisme esthétique et culturel à partir du degré d’internationalisation des consommations et préférences, et des imaginaires globaux…Or, le véritable cosmopolitisme n’est pas ignorance des frontières, mais l’idée de frontières surmontée…

 

 

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