Pour en finir avec une norme de pensée en médecine : la guerre Dialogue inédit

(Allocution prononcée à Bordeaux, le 20 novembre 2018, dans le cadre du travail artistique d’Arnaud Théval dans les hôpitaux)

 

Ce manuscrit inédit, livré enfin au public, a été découvert par le philosophe Christian Ruby dans une malle laissée à l’abandon au fond d’un bateau échoué sur les rives de la Méditerranée, entre Athènes et Alexandrie.

            Le texte en a été traduit et copié ici.

Le choeur :

Parmi les manières de régler l’agôn, la lutte entre partis et partis pris, entre des puissances opposées acceptant la polémique, la guerre militaire, considérée comme moteur de la société, a fini par devenir une norme de pensée appliquée simultanément à plusieurs activités humaines. Les modes de conceptualisation de la maladie et de la lutte à son encontre, n’y ont pas échappé. Deux dieux en discutent : le dieu de la guerre, fils de Zeus et de Héra, et le dieu de la guérison, fils d’Apollon. Peut-on délaisser ce modèle de la guerre et des affrontements belliqueux dans la médecine à venir ? Ils n’ont d’ailleurs peut-être pas jugé bon d’examiner le cas inverse !
La scène se déroule à Troie, au milieu des ruines de la guerre et des cris des blessés. De ce capharnaüm d’armures et de gorges tranchées émerge leur conversation tranquille sur la Guer-rison.

Asclépios s’adressant à Arès :

Tu dresses des populations entières à s’entretuer réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre dans les cités ? Mais tu es indifférent au fait que, s’il est possible de détruire la vie pour vivre, il devrait être possible aussi de sauver la vie de la mort pour y survivre.

Arès fièrement :

Bien sûr que si. L’art de la guerre, justement, te laisse le loisir d’encourager à réparer les survivants. Non seulement tu y trouves ton compte, mais tu peux accomplir, grâce à moi, des progrès dans les méthodes de soin. Mes guerres te permettent de déployer des stratégies d’intervention sur l’existence collective ou individuelle au nom de la préservation de la vie et de la restauration de la santé. Avant que je ne me serve à nouveau des vivants réparés pour d’autres guerres, bien sûr !

Asclépios étonné, veut déplacer le propos :

Ce n’est pas le fait que la guerre a favorisé le développement de la médecine et donc l’aide apportée à des guérisons qui me soucie. C’est plutôt, chez les humains d’aujourd’hui, la convergence profondément enracinée entre le langage de la guerre et celui de la technologie médicale. D’un seul mouvement narratif, ils parlent, et dans les mêmes termes, de la stratégie consciente et organisée, voire criminelle, de la guerre et de la manière d’élucider la misère des corps, de soigner les chairs atteintes, de reconnaître le ver qui ronge les corps quels que soient les habits sociaux ou d’enrayer les phénomènes endémiques. Ils en sont venus à appliquer le langage de la guerre à une mission à elle opposée.

Arès suspicieux :

Je dois reconnaître que cette manière d’utiliser les mêmes moyens lexicaux, que j’utilise contre les masses armées, à modifier le lieu souffrant des corps individuels et les flambées endémiques des populations correspond effectivement à une mode plaisante. Elle me satisfait.

Même si Homère, que tu connais bien, a témoigné d’autre chose, lui qui rapproche la guerre de la luxure, mais peu la guerre de la guérison. Par conséquent, même si longtemps, l’Olympe a résonné des vertus de la guerre, soutenues par nos collègues, Héra et Athéna, à partir du vocabulaire animalier : la vaillance du lion, l’âpreté de l’ours, la lenteur de l’éléphant célébraient les articulations de la guerre. La médecine, de son côté, ne cultivait pas de telles métaphores. Non seulement les noms des maladies : le mal de rate, la toux, l’hydropisie, le coryza, la gale, l’ophtalmie, les bubons et les fièvres, chez les auteurs qui te citent, Aristophane et Hippocrate, sont des termes qui désignent d’abord des parties du corps ; mais la guérison par ceux qu’ils appellent les « techniciens de la médecine » (iatrotechnai), concentrés sur la nécessité de renforcer leur opposition à la magie, renvoie plutôt à la parole persuasive, aux bains évacuants et autres amulettes, voire à la guérison par incubation dans le sanctuaire de la divinité.

Dans leurs Olympes respectives, nos collègues asiatiques, indiens et africains ne poussaient pas non plus les humains à ces corrélations entendues de nos jours.

Asclépios s’interrogeant :

La difficulté est justement de saisir pourquoi certains humains, sous notre garde en Occident, ont changé leurs représentations de la médecine en les poussant vers le vocable de la guerre, et pourquoi le résultat de ce changement leur semble, de nos jours encore, si naturel. Je constate, non moins, que par extension sur le monde entier, les humains désormais pensent la guerre et la guérison dans les mêmes termes, les tiens. Comme si chacun devait faire de la guerre l’essence de toute activité humaine, et te laisser te pavaner dans toutes leurs entreprises !

Arès vivement :

Tant pis pour les discours des ancêtres des humains actuels. Je suis persuadé que la guerre demande autant, voire la même chose que la médecine, notamment préventive. Dans les deux cas, on observe le terrain, on isole des traits distinctifs, on regroupe des troupes, notamment dans les batailles contre les ennemis/épidémies. Les symptômes laissent transparaître la figure de la maladie, comme le terrain militaire laisse voir les forces en présence. Mes héros, comme les tiens, les médecins, diagnostiquent les terrains. À travers des signes peu perceptibles, il leur faut donner une issue à la guerre ou à la maladie. C’est ce pourquoi, ils ont raison de déclarer la guerre à une cité, comme ils déclarent la guerre à un virus ou à une épidémie en cours.

 

Asclépios sceptique :

 

Notre seul point d’accord : la guerre est une structure de l’expérience militaire comme la clinique est une structure de la médecine. Mais sur l’analogie, il y a mésentente.

Je confesse d’ailleurs me demander quand et pourquoi la coutume s’est instaurée de prendre la guerre pour élément d’une analogie avec la médecine. Quel a été l’agent d’intégration ? Comme tu viens de le dire, cela ne date pas de longtemps. Il est clair qu’il y a fallu, grâce à moi, le triple déploiement de la méthode clinique liée à l’émergence du médecin dans le champ des signes et des institutions hospitalières ; grâce à toi, celui de la guerre moderne, celle des masses ; et, par l’art politique, il faudrait demander des compléments sur ce plan à d’autres olympiens, celui de la police médicale des épidémies, inoculations et contaminations qui fait le lien entre eux. Il me semble que le déploiement, parmi les humains, de trois professions assignées à des domaines différents, à des espaces soumis à l’attention de professionnels spécifiques, s’établit sur le même fond historique, culturel et étatique. Il en a résulté, paradoxalement, un langage poreux et la conscience publique d’une complicité entre différentes normalités. Singulière ambiguïté puisque la pensée clinique ne fait que transposer dans le vocabulaire de sa pratique une configuration conceptuelle qui la dénature !

Arès ironique :

Sans doute s’agit-il d’un fait historique engagé autour de technologies de sécurité, mais il a du moins retiré les humains des mains de tes Diafoirus, pour leur survie. Qu’un diable flamboyant les emporte. Je ne suis pas compétent sur ce plan.

Il reste que, à mes yeux, l’analogie guerre-guérison, avec son côté viril, me paraît plus productive que tu ne le crois. Si l’analogie est bien un outil théorique, en tout cas en principe, elle permet de déterminer un phénomène à partir de la recherche du semblable ; la forme de l’analogie découvre l’ordre rationnel des choses ; elle constitue la clé de voûte des liens de parenté entre différents domaines. Or, des deux côtés discutés ici, et je pense sous le même rapport, on se trouve devant des attaques, des obstacles, des stratégies, des circulations, des occupations de terrains, des postes à abriter, des troupes à déplacer, et devant la nécessité de reconstruire les plaies, une fois le séisme passé… jusqu’au suivant du moins. Des historiens montrent que les ruines de la Première Guerre Mondiale étaient décrites comme des corps blessés, sinon le corps de la nation outragé.

Asclépios se sentant gaillard :

La force de ton analogie ne repose que sur la confusion entre les types de signes. Et d’ailleurs, toutes les analogies ne sont pas recevables. Il faut, à chaque fois, en saisir les limites et les dangers Ces types de perspectives se contentent habituellement de l’évocation de la malédiction et du mauvais sort, voire des stratégies d’éradication. Cependant, il est nécessaire de constater aussi qu’elles n’englobent pas les résultats : si guerre et guérison se côtoient, santé et paix sont peu loisibles de se recouper, puisqu’on traite avec un ennemi, mais on éradique une maladie. La guerre blesse, la guérison soigne. On se bat pour survivre et on survit à la maladie. Et cela, même si la guerre guérit parfois d’un régime, et la guérison redonne des forces pour une autre guerre. Il importe de sortir des images épiphaniques de la guérison, comme des images uniquement destructrices de la guerre. Finissons-en avec l’identification d’opérations différentes, même si la guerre et la médecine veulent s’assurer des souverainetés sur des territoires, et parfois en conquérir.

Arès se muant en historien :

Autrement dit, nous convergeons au moins vers une idée historique commune : c’est à la toute fin du XVIIIe siècle que la clinique est brusquement restructurée, faisant alors corps avec le tout de l’expérience médicale. Et le lien entre la guérison et la guerre s’opère sous la coupe d’un troisième terme, la naissance des États modernes et la valeur positive de la notion de population. C’est à partir de là que moi, Arès, j’ai réussi à m’immiscer partout. Le pouvoir d’État en se constituant contre la population entreprend une guerre qui diffuse ensuite sur sa branche militaire et sa branche sanitaire. Pour ne pas parler d’une extension de l’analogie à d’autres disciplines.

Je ne sais pas – il faudrait demander à Zeus – ce qui a pris aux humains, mais ils ont instauré un État qui s’est construit comme pouvoir de vie et de mort sur la vie, et m’a permis d’opérer. Cet État s’est fait gestionnaire, s’entourant d’une pléiade de fonctions nouvelles : d’incitation, de renforcement, de contrôle, de surveillance, de majoration, d’organisation, etc. Fonctions productives qui devaient permettre de réguler et de contrôle la vie. Cet État s’est constitué en pouvoir de faire vivre et de laisser mourir, en particulier à partir des perspectives massifiantes et masculines que sont celles de la guerre et des épidémies ou de l’hygiène. Le biopouvoir, ce nouveau type de normativité, s’installe indubitablement grâce à lui. Et avec lui, de toutes nouvelles attentions apparaissent : tels les taux de natalité, de fécondité, de reproduction ou de mortalité, ainsi que les taux d’accroissement, les taux d’activité et, éventuellement, les taux de divorce ainsi que les tables de nuptialité, toutes choses pensées en termes de stratégies et de guerres à conduire. Il existe des commentateurs de ce biopouvoir. La maladie est désormais conçue comme phénomène de population : non plus comme la mort qui s’abat brutalement sur la vie mais comme la mort permanente, qui glisse dans la vie, la ronge perpétuellement, la diminue et l’affaiblit. Que le vocabulaire de la guerre s’installe au cœur de cette conception devient l’affaire d’une médecine socio-préventive guerrière. Ainsi, de l’annulation de la contagion de la peste au XVIe ou au XVIIe siècle par l’isolement ou la mise en quarantaine du malade, on glisse vers la considération d’un ensemble non-discontinué – une population – à laquelle, statistiques à l’appui, on attribue une morbidité probable et donc normale, à conquérir.

Asclépios renversant :

Mais à partir de la même situation, ils auraient pu tirer des conséquences contraires, et par ailleurs laisser parler plus de femmes qui auraient sans doute prêté le flanc à d’autres raisonnements. Tu pousses les humains à perpétuer l’analogie guerre-guérison. Mais tu es dieu de la guerre. Je peux au contraire plaider pour refuser cette analogie. Et pour deux raisons au moins :

D’abord, le traitement d’une maladie ne peut se résoudre à la simple application d’une norme (guerrière de surcroît), ou plutôt, toute la médecine plaide en faveur d’une nouvelle pensée de la norme. Il n’y a de médecine que pour les êtres vivants, et c’est justement parce que ce sont les seuls êtres à être capables d’avoir de multiples régimes, qualitativement différents, pour accomplir leurs fonctions vitales. Dans l’organisme, une même fonction peut être accomplie selon différentes modalités.

Ensuite, une question : qu’est-ce que cela veut dire, pour l’humain, de rester vivant ?,  de reprendre une vie « normale ». Même une « reconstruction » ne peut s’opérer à l’identique.

Voilà pourquoi je préfère délaisser la perspective du modèle de la guerre et des affrontements belliqueux dans le cadre médical. Je crois que la belle raison médicale ne doit pas se noyer dans l’infamie de la guerre, puisqu’elle veut porter le salut des vivants.

Le chœur :

Vous tous qui venez d’entendre la conversation de ces deux dieux sur le champ de la bataille de Troie, accordez encore quelques secondes à cette réflexion. Si ces dieux survivront aux humains, ils ont tout de même montré que la façon dont la médecine moderne conçoit le fait pathologique comme un moment de la guerre ne va pas de soi et ne correspond, finalement, qu’à l’une des multiples façons possibles d’entrevoir la maladie. Mais il est temps de nous sentir les témoins des derniers moments de cette culture qui semble, il est vrai, vouloir finir dans le plus grand luxe des moyens de détruire et de se détruire, par la guerre et les épidémies. Il est temps de se tourner vers ceux qui envisagent l’avenir thérapeutique différemment ?

 

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