La tragédie (supposée ou attendue) du legs culturel

La tragédie (supposée ou attendue) du legs culturel

Structures idéologiques, apories, échecs de l’assignation à la transmission dans la culture et les arts

Intervention orale, et retranscription, datée du 6 décembre 2014,
l’image d’accompagnement est due à Théo Mercier, prix Marcel Duchamp.

Christian Ruby*

       Quoi que l’on puisse penser par ailleurs de l’esprit des (ou de la place de l’esprit dans les) sociétés européennes contemporaines, l’opinion n’y cesse de réitérer des alternatives aussi mécanique que possible : appartenance ou exclusion, mémoire ou oubli, héritage ou rupture, passé ou avenir, conservation ou destruction,… Mécaniques, parce que ces couplages reposent sur des balancements (ou l’un ou l’autre et toujours l’un contre l’autre) réputés immuables, conçus à partir de termes posés en extériorité.
Autour du legs culturel, désormais, et donc du spectateur, un même type d’opposition simple domine : transmission ou inculture ! mémoire ou inattention ! Des sociologues observent de près le fonctionnement social de cette opposition. Ils relèvent que les uns ne cessent de parler de perte des racines, d’inculture des « jeunes » et par conséquent de retour requis à la tradition, aux classiques, de préservation du patrimoine… Les autres – c’en est la version religieuse – se réclament exclusivement d’un passé conçu comme l’accomplissement d’une promesse en le pliant à une forme de succession, qu’on l’appelle califat (qui signifie : successeur) ou papauté (qui renvoie à ce qui est nommé : héritage de Pierre), dans laquelle l’art se dissout au profit d’un retour de l’œil mystique. Ces deux là récusent les tenants de la rupture moderne et des avant-gardes, accusent les regardeurs et les spectacteurs d’incompétence. Ils en veulent à l’idée de révolution, fût-elle seulement culturelle, qui fait désormais l’objet d’une grande perte d’affect, sinon de raisons. Enfin, ils observent que d’autres encore jouissent du triomphe du présent, inscrivant entre le passé et l’avenir un troisième terme : le présentisme, dont on dit qu’il serait encouragé par le zapping télévisuel et la consommation culturelle, et dont les historiens étudient l’impact sur la réalité de l’époque . Ce dernier thème motive depuis longtemps les discours un peu crépusculaires des précédents, voire le remploi du thème de la désolation (emprunt à Hannah Arendt), du déracinement (à Maurice Barrès), de l’isolement narcissique (à Yves Michaud), ou de l’enracinement (à Simone Weil) nécessaire,…
Plusieurs textes de notre main ont déjà été consacrés à cette question du legs culturel, de la transmission et de l’héritage, cherchant à déplacer autant que possible la perspective et à éviter les agressions à l’égard du spectateur ou du public à peu près toujours « bêtes ». En dehors de la commande, on peut se demander ce qui donne l’impulsion de réitérer maintenant un commentaire, sinon l’obligation de se soumettre soi-même et à nouveau à l’exercice de se déprendre de ses propres présupposés les plus dogmatiques.
Or, effectivement, en dehors de tout sentimentalisme, la question centrale en cette matière – la transmission, le legs, l’héritage culturels -, est de savoir si on n’y est pas toujours prisonnier d’une conception classique qui comprend la transmission simultanément sur fond d’une identité convoquée préalablement et à partir d’un modèle mécanique. Si le cas est avéré, ce que nous allons examiner, il importerait à la fois de réfuter cette conscience devenue commune de la transmission en considérant qu’elle barre toute prise en compte de transformations parce qu’elle est porteuse d’un absolu, et d’expliquer que l’histoire n’est pas causale, surtout ( !) en matière de culture et de spectatorialité. Au terme de cette double démonstration, il conviendrait alors de construire une pensée de l’historicité traitant la transmission et le spectateur autrement. Il s’avèrerait non seulement que nous pouvons sortir de l’opposition entre l’absolu et l’histoire à partir de laquelle on croit que le spectateur est un « être ». En vérité, elle ne cesse de se reconfigurer, comme le spectateur qui est en devenir permanent. On n’a sans doute pas assez expliqué les impasses de la perspective classique.

Le legs rigidifié

Bien sûr, le souci de l’héritage et de la transmission culturelle peut être entendu, si sa justification est le combat contre la marchandisation des significations dans le monde actuel, et si la spectatrice et le spectateur sont vraiment soumis à un conditionnement (sur la théorie duquel il faudrait revenir). Ce souci mettrait du moins en public une différence susceptible d’inspirer une distance avec ce monde qui marchandise la culture.
Pourtant, ce n’est pas sur ce plan que se situe le sens commun. Pour beaucoup, comme pour celui obtenu par décès des parents, le legs est bien pensé comme un objet que l’on peut posséder rapidement, parce qu’il est pour ainsi dire devant moi : comme des meubles, des affaires, des images que l’on va chercher dans la maison parentale déchue.
Ce parti pris ne correspond à rien d’autre qu’à une rigidification du legs et de la pensée du legs.
Or examinons déjà le legs (en général) même de plus près. En ses éléments :
D’abord, on n’a pas l’héritage. Quelqu’un nous le donne. C’est d’ailleurs le don qui suscite le destinataire. Le don est actif dans la constitution de ce dernier, et sans lui (le don), il n’existe pas comme destinataire.
De plus, la relation que produit ce type de don n’est pas réciproque. Ce serait alors un échange. Le don, le legs s’annonce, puis se donne, et se pense dans la disparition du donateur.
Enfin, il fait entrer dans une chaîne, puisque le destinataire prend alors conscience du fait que cela ne durera pas non plus pour lui, la chaîne va se remettre en marche, devenir reproductible, quasi indéfiniment ; ça passe, de mains en mains, intriquant dans le legs le double paramètre de la finitude et du temps.
Comment en pas comprendre que le legs est donc plus dynamique qu’on l’imagine ? Il implique d’emblée une dimension intergénérationnelle, juridique (d’autant plus que héritage et legs sont carrément des termes juridiques), éthique et cognitive.
Et si l’on va plus loin que l’analytique du legs même, c’est par un autre trait qu’il devient alors problématique, par ce qu’il lègue, par son avenir, l’avenir du legs, c’est-à-dire à la fois ce qui va venir grâce à lui, et ce qui devient de lui. Autrement dit, par la question : qu’en faire ? Ce qu’écrit René Char (après Guerre) : le legs est moins fait pour qu’on le préserve que pour qu’on s’en serve pour faire autre chose.
Pourtant, beaucoup se demandent : Faut-il rester fidèle au legs, en répétant au donateur : Reste un peu avec moi !, en faisant du passé un modèle d’identification ou de conformité ? Sans abandon possible. Surtout dans le domaine de la culture.
Ce qui est certain, et si on applique tout ceci à la figure du spectateur, c’est que si le legs est pensé ainsi, l’avenir n’est pas et ne peut jamais devenir radicalement autre, le legs fait que l’avenir est déjà présent, puisqu’il est le passé. Mais si tel est le cas, alors un spectateur classique ne peut jamais rencontrer une œuvre ou moderne ou contemporaine !

Sauver l’ordre culturel des choses

Cette rigidification ne vaut pas uniquement pour le legs personnel, on l’aura compris. Elle atteint le domaine de la culture et l’idée même de (la) culture, dans son rapport à un spectateur (un lecteur, aussi bien, un auditeur,…). Plusieurs signes en témoignent : les discours multiples des imprécateurs de la culture du temps, l’insistance des institutions sur la transmission, et aussi des oeuvres d’art, parmi lesquelles, au hasard de nos pérégrinations, le projet Citoyens de Setfan Papco (Art Press, article de Sylvie van Espen, n° 415, p. 69), affirmant la nécessité de pas oublier le passé, au sein d’une époque qui, dit l’artiste, prétend n’avoir aucune référence historique. Il prétend alors arracher le passé aux griffes de l’oubli.
De manière complémentaire, nous pourrions citer aussi : Enrique Vila-Mata et son roman portant sur les Villes nerveuses qu’il a visitées ; Alan Pauls (romancier argentin), Le passé, 2005 (une femme abandonnée repliée sur le passé ; un homme errant vers un avenir incertain ; mais il vit son présent par l’intermédiaire d’images du passé, en flash-back ; des phrases incluant d’autres phrases du passé, par interférences. Du présent de la narration, vers le passé et le futur. Le temps fictionnel pas linéaire…).
Aussi Yan Pei Ming : le diptyque Mom and me (hommage pieux et filial du fils lové aux pieds de la mère).
Attention : Contrairement à ce qui est souvent proféré au sujet de ces ouvrages, ils ne représentent pas des esthétiques d’un monde désenchanté, mais des esthétiques d’un projet de monde réenchanté, d’un esprit du temps au sein duquel l’esprit des utopies aurait cédé la place au repli et à l’inquiétude, voire au désarroi.
Mais alors, si tel est le cas, il n’y a plus de spectateur, puisqu’on cherche à le figer dans une figure spécifique, autour de laquelle on dresse des barrières de protection !
Deux preuves :
La première réside dans le genre d’argumentation utilisé : la morale. Les condamnations du présent pleuvent : le présent est pauvre, il est inculte, il se voue à la seule consommation, il a rompu tout lien avec la connaissance, le passé et la vérité. Ne subsisteraient donc que le mensonge et le dérisoire (l’art contemporain ?). Tout est jugé à l’aune de ces « valeurs », même si l’argumentaire est plutôt déclaratif que démonstratif.
La seconde se lit dans le mode d’exposition du propos, puisqu’il est toujours donné à l’impératif : « il faut… », « Retrouvons nos repères », « Tu dois faire ceci ou cela » parce que le monde dans lequel « tu vis » confine au « n’importe quoi ». On « doit » savoir se garder de l’éphémère du présent et anticiper l’avenir en se retournant vers le passé. Le spectateur est placé sous une norme !
N’insistons pas.
Sinon pour remarquer :
1 – Que la plupart de ces discours maintiennent l’obscurité de leurs références (cf. « C’était mieux avant ! », quand ?), tout en clamant leur dette ; et en faisant l’impasse sur le travail des modernes, les accusés, qui n’ont cessé de remettre en jeu leur distance avec le passé : Picasso et les Ménines, Alain Jacquet et Manet, Motherwell reprenant dans ses collages toute la gamme des géants de la modernité et refaisant les gestes de Matisse ou Miro, Sherrie Levine qui s’arrange pour déconstruire les grands en citant ses sources, en une sorte de geste oedipien, meurtrier des figures paternelles.
2 – Que nul n’explique pourquoi nous avons besoin à ce point des spectres de l’ancien. Sinon à relancer ce trait inexpliqué : le passé serait la condition du présent, alors que chacun sait que l’histoire n’est pas causale, mais processuelle et multidimentionnelle, …. Et l’histoire culturelle encore moins qui ne cesse d’appeler les humains à inventer de nouvelles figures, de nouvelles règles d’existence et de rapports (esthétiques, ici).
3 – Et surtout, que même dans la logique de l’héritage, il faut tenir compte de la dépossession, de la non-appropriation, du refus, du rejet possibles… Autrement dit, des hiatus dans le processus d’héritage. Par exemple, le rapport entre ce qui passe, ce qui ne passe pas, ce qui est toujours déjà passé, le mort qui saisit le vif, et la rupture.
Un bel exemple de brouillage : Le Gréco, L’enterrement du Comte d’Orgaz : peint en 1586, daté de 1578, alors que l’événement est de 1323 (or, 1578 : correspond à la date de la naissance de son fils, illégitime de surcroît..). Et que dire de Pétrarque qui rédige la Lettre sur le Mont Ventoux en 1354, mais la date de 1336, pour se donner le même âge qu’Augustin, lors de sa conversion (l’ascension comme métaphore de conversion !).
On transmet donc aussi des mensonges ?
Ou encore : on peut se tromper sur la transmission. Evoquons brièvement les cas de demande de censure, et l’exemple actuel (Décembre 2014) des demandes d’annulation du spectacle de Brett Bailey (Exhibit B), comme quoi on peut se tromper sur le sens des choses et des héritages lorsqu’on se sent écrasé par le poids d’un héritage, ou du legs…
Paradoxalement, c’est le cas du spectateur classique devant une œuvre contemporaine.

L’assignation à la tradition culturelle

Tentons une brève archéologie de ces impératifs sociaux auxquels nous assignent les philistins de la culture et les imprécateurs du temps. Il y a, dans leur esprit, comme un dieu caché auquel il est requis de se soumettre, et auquel il importerait de destiner sans cesse une prière : la tradition (l’œuvre et la spectatorialité classiques). En exhibant cet enjeu masqué, nous donnons sans doute la clef de la tentation du passé, et du sens du sacrifice du présent et du futur dont ils font un devoir aux jeunes générations.
Détour autour de la notion de tradition.
En Europe, c’est sous le signe des deux Testaments que l’on doit inscrire cet hommage reconnaissant à la tradition. C’est la meilleure façon de dire à la fois l’origine et la fin de la tradition. Sans doute l’origine conçue comme un appel à répondre fidèlement, avec pour corrélat d’obéir loyalement à la convocation. Mais sans doute aussi la fin comme sa mort, plus que comme sa finalité.
Par son étymologie (tra-ducere), le terme « tradition » signifie « faire passer, donner à travers le temps et les générations ». Cela dit, il n’indique rien quant à la manière de donner (directement, indirectement, avec testament ou non, par lien filial ou par réappropriation,…).
De nos jours, on confère à une tradition culturelle, sous ses formes de rituels* et de coutumes, un pouvoir sur les esprits, appelé autorité de la tradition. Mais, c’est évidemment moins la tradition qui a de l’autorité, que les hommes qui l’imposent. Ils se focalisent sur la volonté de produire l’effet d’attacher quelqu’un ou un groupe à une conception du continu. En cela, l’idée d’une tradition s’élève contre la discontinuité et les changements possibles. Elle correspondrait au désir de fabriquer une chaîne identitaire entre les générations. Elle requiert de la confiance (aveugle), et se construit en glorifiant un certain passé (toujours inventé : insister) au prix de le muer en règle du présent.
Cela étant, la tradition se veut d’autant plus forte, devient même tyrannique (traditionalisme), dès lors qu’elle perd de la prégnance sur le présent. Les fondamentalismes (religieux et culturels) naissent de ces mutations. C’est alors qu’on invoque le respect nécessaire de la tradition afin de mieux figer les paroles, les moeurs, la culture, ou qu’on veut prendre les textes du passé (notamment religieux) à la lettre.
Appliquer cela au spectateur, regardeur, spectacteur, activateur…
Pourtant, il est possible de séparer la tradition du « passé », de même qu’il est possible de refuser un lien causal entre passé et présent (sous l’idée de transmission, à laquelle nous allons venir).
– Ainsi, dans les deux Testaments (Ancien et Nouveau), se trouvent deux propos qui renversent l’usage habituel du terme. Dans l’Ancien Testament, l’épisode de Suzanne et les vieillards (il faut condamner les « vieux » rabbins au profit des « jeunes »), le passage ne doit pas s’accomplir à l’identique ; dans le Nouveau Testament, les paroles du Christ (« on vous a dit que…., mais moi je vous dis que… »), où le « mais » fait fonction de tradition (transmission), mais sous forme de rupture et donc d’appel à un renouvellement.
– Mais aussi : le travail des historiens : la tradition s’invente toujours par rétrospection, et on réinvente sans cesse la tradition : cf. Eric Hobsbawm …
En appliquant ces propos aux cultures, on se rend compte du fait qu’une culture qui ne se reprend pas en main en permanence, qui refuse l’histoire, est une culture mourante.
Alors, pourquoi cette mélancolie permanente à l’endroit de la tradition ? Pour l’expliquer, il faut revenir sur la réalité de notre culture et sur ses zones de tension, sans doute en un désenchantement joyeux. Et montrer que l’on peut refuser de céder à une tradition quelconque sans tomber dans le présentisme. Voir la notion de « présent » chez Michel Foucault : Spécificités du présent ? Où en est-on ? Que faisons-nous de notre présent (Kant/Foucault).

De l’écart culturel et du spectacteur

En liminaire : Nous avons du mal à supporter ceux qui aiment à se répandre en plaintes et griefs sur leur/notre époque. Et qui tiennent tous les phénomènes observables pour une évolution désastreuse attribuée unilatéralement à la prépondérance de passions et d’intérêts égoïstes. L’attitude qui consiste à incriminer en toutes choses la détresse des temps présents et à lui opposer symétriquement des fins supérieures tout aussi abstraites, ne fait pas autre chose que se mettre au service d’une réaction qui n’a d’ailleurs pas d’autre choix que de s’exiler de cette société, c’est-à-dire laisser faire ce qui se fait et qui n’est pas l’intérêt des individus mais des marchés.
Nous ne croyons pas qu’il y ait quelque chose de pourri dans le domaine de la culture, ce qui ne signifie pas que nous n’ayons pas des interrogations relatives à notre époque. Jalal Toufic constatant, comme beaucoup, que la tradition s’est retirée pour de bon (on pourrait réviser ses expressions), en tire au moins la conclusion qu’il n’est pas de nostalgie à avoir . Au demeurant, les longues litanies de fidélité ne nous semblent pas, heureusement, épuiser les variations possibles de la succession. Certes, elles rassemblent les variations les plus en vue. Celles de ceux qui cultivent la haine de soi, de ce qu’ils peuvent faire, et qui se réfugient dans un absolu, ou dans une transcendance pourtant impossible à étayer par un modèle (le plus vieux, l’ancien, l’avant ?). Celles de ceux qui trahissent leurs auditeurs en leur faisant croire qu’il n’y a plus rien à faire. Celles de ceux qui sacralisent le patrimonial au lieu de se demander ce que l’on peut en faire. Il nous font croire que la conscience qu’une culture a d’elle-même doit être liée au sens qu’elle a de sa situation par rapport à son passé, et d’ailleurs en ne considérant qu’elle-même.
Mais ne serait-il pas bon que cette conscience corresponde plutôt à ce qu’une culture sait de sa capacité à exercer les hommes et les femmes, les spectateurs et les regardeurs, à se tenir debout en toutes circonstances, à lutter contre les assignations et à reconfigurer sans cesse leurs compétences et donc leur monde ? Autrement dit, en matière de culture, à la mise en exercice constante de la spectatrice ou du spectateur, quitte à réviser sans cesse les liens avec la « mémoire » et l’héritage. D’autant que la mémoire n’est pas un réservoir du passé (c’en est le contraire) et que l’héritage est à faire et à refaire.
Dans cette autre perspective, la question est de savoir si nous pouvons nous donner une chance de ne pas nous enfermer sur nous-mêmes et le passé ( !), les classiques, si on ne veut plus non plus de la rupture. La question centrale reste celle-ci : comment provoquer dans la chaîne (toute chaîne, n’importe laquelle) un hiatus qui ne désintègrerait pas, mais propulserait ? Désormais du regardeur vers l’activateur ? Vers le spectacteur ?
Relativement à notre thème, cela obligerait à :
– Multiplier les sens de « transmission » (cf. plus bas).
– Examiner les contradictions de ceux qui veulent transmettre à tout prix : la preuve ils choisissent : Christophe Gaillard à Oiron ? La mémoire détruite des habitants d’immeubles… ?
– Cesser de confondre « la » tradition qui en tant que telle n’existe pas et les hommes qui veulent transmettre : On en a un très bel exemple dans Richard Wagner, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, 1861. C’est moins l’œuvre qui transmet que la Guilde qui veut transmettre la règle, et devient instance de contrôle au passage et du passage.
– A projeter une certaine lumière sur ce que les artistes appellent le remploi ; constater aussi que l’investissement non normatif de l’histoire de l’art dans les pratiques artistiques contemporaines est constant. Renouvelé même.
– Ou encore à prendre au sérieux la possibilité d’une absence d’orientation dans et par l’art contemporain : au sens de Charlie Chaplin…. La ruée vers l’or… Les œuvres actuelles sans spectateurs ne transmettent pas et même posent d’autres questions.
– Voire à se demander si l’on ne pourrait pas se décider à ne pas transmettre : Il y a bien des indices de cette possibilité : Jean-Luc Godard dans Histoire du cinéma (1999) ne transmet pas ….

Notre époque n’est pas indigente sur ces plans. Elle a des propositions à faire. Déjà, en 1958, Max Horkheimer demandait : « Pourquoi faudrait-il « conserver » ? Pourquoi pas oublier ? », in Notes critiques, 1958, Paris, Payot, 2009, p. 111.
Des possibles ?
– L’anamnèse : selon Jean-François Lyotard.
– La déconstruction : selon Jacques Derrida.
– La déprise : selon Michel Foucault.
– L’écart : selon Jacques Rancière.
Ce qui implique à chaque fois que l’on brise l’opposition mécanique entre mémoire et oubli, tradition et modernité, passé et avenir… pulsion de conservation et pulsion de destruction (l’archive). D’ailleurs le passé n’est-il pas reconstruit artificiellement ?
Conclure : c’est comme les phénomènes de langue : cela change en permanence. Une langue n’est vivante que si elle change, si elles s’alimente, s’ouvre aux autres langues….
Une autre image : Rudolf Stingel, Venise 2013, Palazzio Grazzi, Asie et Mitteleuropa. le motif du tapis azéri est choisi pour recouvrir entièrement les espaces du Palais. Le motif du tapis traditionnel est pris ici en mode de lien car il tisse de multiples histoires et espaces. Puis les pas des visiteurs vont user les tapis. Le temps intervient. Il restera une empreinte…

* * *

Certes, il convient, de nos jours, de se tenir à distance à la fois de la nostalgie protégeant une idée fixe et des aventuriers qui pensent que tout est bon à prendre.
Mais aussi : nécessité de passer outre l’idée que n’existerait qu’un seul modèle de la transmission. On peut dans tous les cas différencier le messager de la transmission mémoriale, le transmetteur neutralisant, le passeur de la déconstruction, l’émancipateur moderne, le formateur, le fabriquant d’écarts pour rebondir,…
La transmission, telle que pensée, n’est qu’une Idée qui correspond à une des manières de poser le problème des successions (être le fils de…) et des enchaînements (le monde se déroule), mais qui postule à la fois une théorie des causes (l’histoire comme succession de rapports de cause à effet, l’histoire comme mécanisme), un sens de l’histoire linéaire (on va du passé au présent) et des continuités, le tout sous une apparente évidence. Enfin, cette idée est souvent faite pour couper court au thème des révolutions, et des discontinuités.

* Christian Ruby, Docteur en philosophie, Philosophe, Formateur en médiation culturelle (Paris). Derniers ouvrages parus : Spectateur et politique, D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture, Bruxelles, La Lettre volée, 2014-2015 ; L’Archipel des spectateurs (Besançon, Editions Nessy, 2012) ; La Figure du spectateur (Paris, Armand Colin, 2012). Site de référence : www.christianruby.net

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