Réflexions sur l’assignation à l’atypique

Réflexions sur l’assignation à l’atypique

Ou l’art au risque de nouveaux “sauvages” : les prisonniers !

Christian Ruby *

 

 

            Contribution orale à un débat de sociologie de la culture, le 3 novembre 2014. Mais cette contribution a subi un changement de forme, passant de l’expression orale à l’expression écrite, afin de s’ouvrir à un nouveau public.

La question posée : Comment aborder les publics atypiques ?

 

 

“Atypique”, ce terme faussement sociologique employé désormais dans le cadre des réflexions sur le public des arts et de la culture, est très certainement un adjectif destiné à produire ou témoigner d’un contraste, lequel se donne à lire plus clairement dans le choc entre public “compétent”, “courant” et “improbable”. Ce qui peut encore se traduire par la hiérarchie, fréquemment en usage, entre public connaisseur, grand public et public “atypique”. Il en va ainsi de ces catégories de classement de l’administration esthétique – y compris de l’ancienne catégorie de “non-public” (Francis Jeanson/Jean Vilar) – , lesquelles ne concernent pas l’appropriation privée mais publique des oeuvres d’art et de culture. Ce qui peut nous intéresser ou nous inquiéter dans son usage, c’est la politique des arts et de la culture que cet adjectif veut ou permet d’imposer, dans une perspective démocratique. Autrement dit, la politique d’un public assigné et sa manière de rencontrer ou non des trajectoires sociales spécifiques.

En effet, la tension habitant le dispositif culturelo-politique qui découle de cet usage, au sein duquel opère un déploiement de pensées et d’actions de médiation, notamment dans les prisons, les hôpitaux,…, voudrait légitimer une volonté de dépasser tant l’enfermement du public cultivé dans ses rituels que les jouissances rapides du grand public, en proposant d’accéder à d’autres publics, cependant définis le plus souvent par les lieux dans lesquels ils se trouvent captifs (prisons, hôpitaux, écoles,…). Ce qui évidemment pose deux problèmes. Le premier renvoie à un paradoxe : alors que le public (en soi) n’existe pas, dans ces lieux existe bien un quasi-public aisément rassemblable, plus ou moins sur ordre ; le second à un déplacement : le caractère “atypique” du lieu de référence étant reporté sur tel quasi-public. En définitive, il s’agit donc moins de penser un public “atypique” que de penser un public captif dans un lieu “atypique” – et pas le lieu seul, largement exploité par le cinéma ou la photographie, ou aménagé depuis peu pour des expositions – La disparition des lucioles, Avignon 2014, prison Sainte-Anne ; Ernest-Pignon-Ernest et Georges Rousse, Lyon, prison Saint-Paul ; Thomas Boivin, André Castagnini, Jean-Michel Pancin,… -, une fois ce public transféré, en général dans des lieux plus sains et mieux aménagés selon les critères en vigueur -, “atypique” donc, par rapport aux habituels “hauts lieux” de l’art, sans qu’on ose d’ailleurs parler de “bas lieux” de l’art.

Néanmoins, même si on est en droit d’interroger les formulations de cette pensée de l’art et de la culture en acte dans les catégories employées par certains sociologues, on ne peut ni négliger, ni mépriser l’incontestable énergie qui se dégage de ce type d’approche de l'”atypique” chez les médiateurs des arts et de la culture, par conséquent des lieux et des publics auprès desquels les règles et les contraintes esthétiques sont affaiblies, par fait de leur situation institutionnelle, en premier lieu. Et, on peut d’autant moins écarter d’un revers de la main certaines volontés de mettre en place de tels projets d’investissement, que des formes alternatives aux normes dominantes de l’action culturelle peuvent éventuellement en émerger.

Terra incognita

 

L’attribution de l’adjectif “atypique” est loin d’être aussi évidente que son usage courant le laisse entendre. Si c’est le public qui est “atypique”, il ne peut l’être que par rapport aux réactions habituellement attendues du public vis-à-vis des oeuvres d’art et de culture. Si ce sont les lieux qui sont “atypiques”, c’est parce qu’ils n’appartiendraient pas au catalogue officiel des lieux fréquentés par les gens de l’art et de la culture. Si c’est le public du fait des lieux, on a du mal à en comprendre les raisons, puisque ces derniers ne sont pas destinés à l’art et à la culture, même s’ils enveloppent de l’art et de la culture. Si ce sont les lieux, du fait du public, nous nous trouvons devant la guerre sociale. En un mot, qu’est-ce qui est “atypique” : la structure entravante ou le captif ?

Bien sûr, lorsque le problème des arts est posé en termes de “public”, la sphère des arts et de la culture rencontre bien la quête infinie de l’adresse de l’art et de la culture, telle qu’elle est établie dans la modernité. Mais, dès qu’il est soumis à un séquençage du public, et pensé quantitativement par “groupes cibles”, on est en droit de se demander quelle politique (de consommation, ce qui n’exclut pas l’idéologie) il sous-tend, qui ne peut plus être la seule politique intrinsèque de l’oeuvre (l’adresse indéterminée à tous).

Certes, déjà, les grandes institutions culturelles s’inquiètent d’intégrer de plus en plus de publics et le public, dans des activités de plus en plus variées, et dans des séquences temporelles de plus en plus vastes (le matin, l’après-midi, le soir, la nuit, toute la nuit, quelques heures, une heure fugitive,…). Le séquençage du public vient à leur secours. Il est clair qu’il sous-tend le double présupposé, de la préoccupation de ne laisser échapper personne à leur influence en les condamnant à enregistrer sans cesse ce qui ne cesse de fuir leur pouvoir ; et celui d’une analyse de ceux qui sont encore à conquérir en termes de dégradation ou de perte au fur et à mesure de la glissade sur l’échelle de leurs catégories. Aussi, le public “atypique” serait-il logé du côté d’une perte par rapport à laquelle il faudrait comprendre son énigmatique jouissance cependant possible.

De toute manière, le public n’existe pas. Il n’y a ni public en soi, ni grand public autrement que par application des critères de la sociologie de masse à l’art et à la culture, ni public “atypique” en soi. Le public est toujours à faire. Et il ne se “fait” qu’au droit des oeuvres. Ce n’est qu’à partir de ce moment que l’on peut saisir quelque chose que l’on peut appeler public, notamment à partir de ses réactions de corps alors instituées soit par ses commentaire, soit par ses applaudissements, soit par ses cris et réactions, qui n’ont d’ailleurs pas la même signification en chacun des membres de la composition momentanée. Et il devrait exister, en effet, un pan d’études nécessaire portant sur les dynamiques du public (du groupe) : rumeurs, horizons d’attente, rassemblements, entraînement,… le public ayant éventuellement des réactions de foule.

Le public se forge donc, par spectateurs interposés et dans des différences, pour employer brièvement cet autre substantif. Et les spectateurs, eux aussi, se fabriquent. Carlos Ginzburg, dans une performance répétée plusieurs fois entre 1974 et 2010, intitulée Qu’est-ce que l’art ? Prostitution, souligne, fort classiquement, que l’art se donne à tout le monde. En citant ainsi Charles Baudelaire, par un extrait de Fusées, il insiste sur le fait que l’exploit de l’oeuvre est de nous transformer de passants en spectateurs, puis en public. Dans le public, le spectateur, toujours différent par son éducation, sa formation, sa classe, participe à un événement transindividuel, qu’il ne fait d’ailleurs que traverser, puisqu’il est débordé en public momentané, en société fortuite, écrivait de son côté Honoré de Balzac. Marcela Iacub, dans un article d’Art Press (n°375, Février 2010, p. 54-57), commente cette performance de Ginzburg ainsi : “Mais qu’est-ce que le public ? Comment est-il constitué ? Par le premier venu, n’importe qui. Celui qui entre dans une exposition est un public.”

Dès lors, la question du public “atypique”, au risque du bon sauvage, ne surgit-elle pas plutôt quand l’action culturelle ressent les limites du cercle “naturel” entre les arts et le public expert ? Dans tous les cas, il est possible de voir dans la question de l'”atypique” quelque chose de presque mélancolique, une sorte de volonté de ne pas capituler devant l’impératif de “conquérir du public”, mais sans trop savoir où le trouver. Une façon de laisser tomber le public des connaisseurs, pour s’aventurer sur une terra incognita ?

 

“Sous-culture” ?  

 

La séparation de quelques-uns du corps social actif, par l’enfermement dans une prison (un hôpital,…), forge-t-elle un milieu homogène ? Restons-en à la prison. Aucune analyse des prisons ne le montre, et il ne semble pas que le crime soit réservé aux uns ou aux autres. Le problème à résoudre réside surtout dans deux autres faits. À savoir que les représentations du public conditionnent les actions et que, dans les représentations du “public” des prisons, certains incluent essentiellement l’image d’un public d’incultes. Comme en une assignation nouvelle, les mots déclinent, en vérité, le “public” dont on pense avoir besoin afin de rendre compte de ses projets. L’assignation à l'”atypique”, via l’inculte et la “sous culture” est aussi caractéristique que l’assignation ancienne au sauvage, concernant moins, comme on le sait, des populations typiques que des représentations des populations en fonction de l’action à conduire. Pensons moins au sauvage (bon ou mauvais) du XVIII° siècle, qu’aux sauvages de Balzac, de Paul Féval ou de Guy de Maupassant.

Sachant que les catégories culturelles sont des formes structurantes d’un espace d’action, on conviendra de la pertinence de ces interrogations, la bonne volonté artistique et culturelle ne suffisant pas à légitimer une action de médiation. L’assignation à la “sous culture” n’a d’ailleurs pas attendu les Cultural Studies pour être contestée. Elle ne peut fonctionner qu’en rapport avec une norme de référence (pour être “sous”), et en l’absence de compréhension des oppressions sociales et politiques. Nul n’ignore que la mise en exergue artistique des fresques carcérales et autres graffitis de prisonniers est ambigüe à ce titre. Ce qui constitue d’abord un défi à l’ordre symbolique de la prison est transformé en icône (de la rédemption, du ralliement à la culture) afin de mettre en scène un milieu “atypique”, sans jamais en étudier la provenance, le style, et les vecteurs de distinction qu’il enveloppe. Alors qu’il conviendrait d’y reconnaître d’abord des formations acquises avant l’entrée dans la prison, des éducations différentielles, des rapports construits aux arts vus et fréquentés. Le reconnaître, ce serait alors mettre en valeur des pratiques de prisonniers, leur auto-mutation de consommateur (d’art) en acteur, et l’impossibilité de les réduire mécaniquement à un groupe homogène pris dans ses contraintes sociales, pourtant non totalisables.

L’artiste Mohamed Bourouissa, par exemple, nous reconduit vers le fond du problème : ou bien on définit une action POUR un “public” et, non seulement il est soumis à la représentation qu’on lui attribue, mais en plus, il demeure le simple corrélat de l’action ; ou bien on définit une action AVEC des personnes, et alors d’autres processus entrent en jeu. L’artiste, en effet, dans sa vidéo couleur et sonore, Temps mort, 2009, sans céder à aucune séduction technicienne, propose au spectateur de visualiser un dispositif de deux séquences, l’une d’un individu attablé, l’autre d’une conversation texto. Il s’agit d’un échange de vidéos réalisé via des téléphones portables, entre JC, enfermé dans un établissement pénitencier, et l’artiste qui initie la relation. Envoi de recharges, instructions et vidéos de l’extérieur contre les moments d’une vie de détenu raptés à l’établissement. A partir d’une telle relation illégale, le quotidien carcéral apparait sur l’écran. Grâce à JC, le prisonnier, l’artiste construit alors un parallèle entre deux univers, mettant en jeu les tensions propres à celui de la prison, une situation proprement violente, reflétée par l’ordinaire d’un lavabo, d’une plante verte ou d’une assiette résonnant autrement, en fonction du lieu de référence (la prison ou l’extérieur). Ce n’est pas tant JC qui est alors “atypique”, d’autant que la situation de partage se constitue rapidement, que le lieu de privation de libertés.

Ce qui caractérise JC, c’est le désir d’art et de culture, au travers d’un moyen technique spécifique (et interdit). Et ce désir, il n’est pas conçu par la prison, mais par et dans la trajectoire de JC. Ce qui caractérise alors la proposition artistique de Mohamed Bourouissa, c’est qu’elle rend possible une émancipation de JC. ll n’est plus temps de chercher à “aller au peuple” !

 

La charge de l’art

 

Si, dans un premier temps, il fallait bien mettre au jour une incompréhension – et des auteurs comme Jean Genet nous rappellent que l’enfermement suscite toujours un double rapport falsifié à la réalité (celui de l’enfermé et celui de l’enfermant, nous, citoyennes et citoyens, puisque c’est en notre nom qu’il se réalise) -, cela ne donne aucune raison de renoncer à la charge de l’art. En revanche, il convient de lui conférer d’autres raisons. Et notamment, celles qui répondent à la question suivante : que peut le corps contraint et enfermé ? Sans doute s’exercer autrement !

Des formes alternatives aux normes dominantes de l’action culturelle peuvent-elles donc émerger, dans les conditions ici décrites ? Eventuellement, c’est-à-dire en changeant d’abord la conception de la culture dont on se réclame, ainsi que le regard sur la prison. Tant que les arts et la culture seront pris dans une conception de l’élévation de l’âme ou du divertissement, de la transmission ou de l’échappatoire, les raisons d’introduire des pratiques artistiques et culturelles dans les prisons demeureront inadéquates, parce qu’elles se contenteront, au final, d’expliquer au prisonnier qu’il doit rester un prisonnier. Il convient d’apprendre désormais à penser la culture en termes d’émancipation et de subjectivation, donc d’exercice de soi. Un peu comme le tente Philippe Bazin, dans sa série Détenus (2004), travaillant à la lisière de l’humanité normée, mais en la confrontant à l’extérieur de la prison (photographies des visages et vidéos des lieux extérieurs).

L’attention portée ici à cette notion d’exercice de soi renvoie au grec que traduit « exercice », à savoir « ascèse » (ascein, en grec), c’est-à-dire une pratique, un genre de vie culturelle et philosophique dans lequel on assouplit constamment son esprit en le façonnant par le travail sur soi résultant de la confrontation aux autres. Quel que soit le talent qu’on y met, la culture n’est rien si elle n’est pas un « se cultiver », un entretien de soi (et non de son « moi ») et un développement de soi, grâce auquel s’opère une modification de soi, de sa manière de se soumettre à des assignations, ou une transformation dans le sujet qui pratique cet exercice, de telle sorte que l’autre y occupe une fonction positive, et oriente la personne vers la solidarité et la prise d’initiative collective.

Penser la culture ou le « se cultiver », à partir de la notion d’exercice, contribue à éviter de confondre la culture avec des objets ou des normes, ou encore des formations hiérarchisantes (obligeant à penser les effets qu’il faut déployer pour parvenir à cultiver les “incultes”), et à la reconduire à des dynamiques et des trajectoires au sein desquelles des obstacles et des résistances sont à surmonter, des perspectives sont sans cesse à redéfinir, évitant de penser que la culture est donnée une fois pour toutes. Faire que la subjectivation se réalise, qu’elle résiste au point où les dispositifs se saisissent de la personne et la mettent en assignation. “Là où réside la rage, l’art n’est pas loin”, proclame Günter Brus, l’activiste viennois.

Sans doute toutes ces interrogations biaisées sur l’atypique résultent-elles d’une certaine manière de traiter les arts et la culture en forme de divertissement. Mais, il n’y a pas d’art ou de culture dans la prison sans un décalage entre l’art et la prison, sans une suspension par les prisonniers mêmes du rapport au quotidien de la prison et à l’idée de prison.

 

D’une niche à conquérir à un écart à produire

 

Une telle réflexion n’est sans doute pas de grande portée. Elle a toutefois permis d’établir que “atypique” est la métaphore d’un certain discours portant sur l’ordre social et culturel. Et surtout de souligner l’idée selon laquelle, à propos des lieux d’enfermement, il vaudrait mieux penser en termes de possible et de dicible ce qui est renvoyé sans cesse à l’impossible et à l’indicible. En effet, la prison, pour prolonger notre référence, est bien d’abord un lieu de savoir refoulé, un lieu de culture suspendue et d’art hétéronome, si on veut bien ne pas s’intéresser seulement au savoir savant, à la culture cultivée et à l’art institutionnalisé qui recherche des niches à conquérir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* Christian Ruby, Philosophie, Docteur en philosophie, Formateur de médiateurs. Dernier ouvrage paru : Spectateur et politique, D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ?, Bruxelles, La Lettre volée, Janvier 2015.

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