Point de Vue

Du « point de vue » sur le monde
aux conditions de possibilité du visible
Conférence performée, avec l’artiste Johann Le Guillerm,
Jardin d’Agronomie Tropicale (Paris), 24 octobre 2014.

Christian Ruby *

Sur proposition d’Anne Quentin, nous sommes convoqués à énoncer nos dispositions générales à l’égard de la notion de « point de vue », notion à laquelle, comme on le sait, l’épithète de « personnel » semble désormais irrévocablement fixée. Cette torsion imposée à la notion a permis de susciter de nombreuses phraséologies, sur lesquelles il conviendra de revenir. Quoi qu’il en soit pour l’heure, un « point de vue », c’est un point à partir duquel quelqu’un voit les choses se distribuer autour de lui ou coexister en face de lui sous forme de monde. À un point de vue, il faut donc bien un sujet central de référence avec ses propriétés, un objet à viser, un voir, un terrain et une expression. En première approche, du moins.
Car si la chose était si simple – pas de point de vue sans sujet et pas de sujet sans point de vue -, il n’y aurait pas matière à réflexion.
Nous allons cependant enfreindre cette simplicité et suggérer d’entrer dans un jeu d’argumentation, dont le déroulement va être obtenu par l’intrusion de moyens et de notions qui n’étaient sans doute pas prévus au départ.
Il faut bien, en effet, se demander non seulement ce que désigne cette notion de « point de vue », depuis sa construction, moderne, car il n’y a de sujet que de de point de vue, mais encore ce qu’elle recouvre et ce qu’elle masque. En ce dernier sens, la question se pose non moins de savoir si la notion de « point de vue » est intéressante pour saisir et comprendre la forme globale d’intelligibilité du visible, ou si elle ne correspond qu’à un effet de surface ?

Paradoxes du point de vue

Le lexique, outre qu’il date à juste titre l’expression du XVIIe siècle, indique que la notion de « point de vue » (Point of view ; Blickpunkt ou Hinsicht ) est une métaphore à orientation visuelle. Dans l’image du « point de vue », on peut d’ailleurs difficilement mettre l’accent ou sur le point ou sur la vue. Il faut prendre la corrélation en son entier, et la laisser faire droit à un rapport : il n’est pas de point de vue en soi, tout point de vue est point de vue de […] (un individu-sujet) et/ou point de vue sur […] (un objet), orienté par conséquent par un sujet (le point de référence) et visant un objet (le point d’attention), selon une manière (trouver le bon point de vue).
On pourrait expressément se contenter de ce détour lexical et tenter, grâce à lui, de déterminer les apports et les limites de la notion de « point de vue ». Au risque, cependant, de terminer par l’affirmation, on appelle cela le perspectivisme , qu’il existe une multiplicité de points de vue, comme l’opinion est toute prête à l’accorder d’emblée, même si elle ne tombe pas toujours, heureusement, dans le relativisme . Et pour faire bonne mesure, ou être un peu éthique à bon compte, on est obligé de reconnaître que certains (points de vue) sont tout de même meilleurs que d’autres (tout le monde ne veut pas appartenir au FN !), par rapport à leur objet : ils aperçoivent « mieux », ils cernent « mieux », ils énoncent « mieux », … Nous reviendrons sur ce « mieux » !
Eviter ces contradictions, ce serait manquer une dimension fort importante de ce que désigne cette expression, et notamment les deux paradoxes sur lesquels elle établit ses dispositions dans la doxa :
– Elle n’a, en effet, sa véritable dimension que lorsqu’on comprend qu’elle loge en elle la prétention à voir en vérité – « c’est mon point de vue… », dit-on dans une conversation un peu vive, en sous-entendant « …et le bon » –, dans le soupçon tout de même de ne jamais pouvoir atteindre une omnivision qui chasserait toute possibilité d’un invisible ou d’un invu. Autrement dit, la notion de « point de vue » (de ou sur) est immédiatement identifiée à la possibilité d’affirmer la puissance d’un esprit singulier, tout en postulant que si cet esprit était le plus vaste et avait le plus de puissance, le monde en serait totalement éclairé.
– Cela oblige à entrevoir, dès maintenant, que « point de vue » ou « avoir un point de vue » (de ou sur) ne signifie rien tant qu’on y enferme l’individu sur lui-même, parce que ce point de vue rend aveugle sur le monde, autre paradoxe, en laissant croire à une sorte de naïveté transcendantale, indiscutable, objective et éternelle personnelle. Une sorte de regard clair et pur, éliminant le « entre » (deux individus), et l’agencement, puisqu’alors l’individu et son point de vue se produisent comme une féodalité qui n’a même pas besoin de dire comment elle s’est constituée, comme une opposition rigide entre le même et l’autre.
En revanche, en désapprenant le point de vue, nous pouvons réapprendre qu’il n’est pas de point de vue (de Sirius, de Dieu) qui puisse être vrai immédiatement pour tous (sinon par imposition).
Question alors, déjà amorcée ci-dessus : Obtient-on mieux en juxtaposant des points de vue ? Certainement pas, sinon à s’apercevoir que chacun exprime alors moins un point de vue qu’une vue particulière sur le monde. Encore cela présuppose-t-il que l’on ait discuté de l’idée de « monde », dans son unicité ainsi affichée.
Ce sont là les drames majeurs du point de vue, si l’on ne tient pas compte de surcroît des drames particuliers des points de vue borgnes et des regards tordus. Le point de vue doit se laisser gagner par l’autre pour voir vraiment. Le point de vue doit être au moins duel ou il n’est pas.
Et il en est ainsi parce que ce n’est sans doute pas la notion de « point de vue » qui est intéressante, comme forme globale d’intelligibilité des partis pris dans le monde. Elle n’est que l’effet de surface d’une série de problèmes, ceux-là décisifs : qu’est-ce qui détermine le visible ? Qu’est-ce qui le fait commun ? Et comment s’en écarter ?
En sortant du paradoxe du « point de vue » par la nécessité de faire valoir plutôt le point de vue où l’on se place et se déplace dans une confrontation aux points de vue dominants/dominés, c’est une logique du visible qui vient en avant. Ce qui importe, c’est le rapport entre le visible et ce que cela implique en terme de communauté ; ou les écarts qui peuvent déplacer le visible en redistribuant les choses et les archipels de paroles pour former un nouveau commun.

Contrepoint 1

Un exemple : la peinture classique. On dit souvent que la peinture classique relève d’un point de vue sur le monde. Certes, la technique de la perspective implique que le regard de l’observateur soit placé dans l’espace diégétique, dans le monde représenté par l’œuvre, et soumis à la perspective centrée. Les objets ne sont pas représentés tels qu’ils sont mais tels qu’ils apparaissent au spectateur de la toile et comme s’il était un des points de ce monde imaginaire.
En cela, cette pratique de la peinture contraint le spectateur à adopter un seul lieu à partir duquel la scène peut être décrite. D’en haut, ou d’en bas… mais toujours à partir d’un centre. Ce lieu du spectateur n’est justement pas un point de vue, il est donné pour un cogito (un « point d’Archimède », disait René Descartes) qui choisit et découpe… pour tous… Il impose une direction au regard, détermine par avance le cheminement du regard dans l’espace. C’est le point du sujet, disait le mathématicien Desargues.

Du point de vue de la doxa

Il y a quelque chose de surprenant dans l’espèce de vénération que la doxa voue au point de vue, primordialement individuel. C’est qu’elle compromet le fonctionnement même du point de vue au moment même où elle l’exalte. Elle met toute la force du point de vue au service du point de vue de la force de l’individu. Elle dépouille la variété potentielle du point de vue, en le résorbant dans l’étonnante fixité d’un point de vue, affiché comme donné, unique et indiscutable, sans responsabilité, puisqu’elle evut échapper au commun.
Ainsi en va-t-il d’emblée de l’usage administratif, ici routier, du point de vue. Il existe en effet un panneau routier appris lors de l’examen de passage du code de la route (en bleu et noir ou en vert et noir) qui se donne sous le nom de « point de vue » et dont la propriété est de se faire indiquer par l’administration un lieu d’où l’on peut regarder ou plutôt former un « paysage » (une découpe en quelque sorte administrée), un point d’observation pour quiconque, puisque n’importe qui peut, très démocratiquement !, l’occuper. Mais, c’est bien l’administration qui se donne le moyen de le signaler, en quoi il devient unique, codifié, et prévu. La force du point de vue se retourne en point de vue de la force. Quoique parfois les humains peuvent choisir d’élire tel ou tel lieu pour point de vue, ainsi que le relève Honoré de Balzac, dans La Femme de trente ans, en 1832 : Par une douce soirée du mois d’août, en 1821, deux personnes gravissaient les chemins pierreux […] et se dirigeaient vers les hauteurs pour y admirer sans doute les points de vue multipliés qu’on y découvre.
Ce usage routier n’est pas seul en question ici. « Le point de vue », dans le cadre cette fois de la doxa, s’il est bien déterminé (par le locuteur en tout cas), fonctionne en effet, encore plus gravement, comme fuite du dialogue, refus mécanique du rapport à l’autre. C’est « mon » point de vue, dit-on, et « chacun [a] le sien », il n’est pas nécessaire de discuter, chacun doit conserver le sien ! On demande même le « respect » de son point de vue, ce qui signifie, dans ce cas, qu’il ne peut/doit pas être critiqué ! (ce serait comme une sculpture de Giacometti, dans laquelle des humains se croiseraient, en traversant une place sans se voir ; ou encore comme un jeu de perception autour d’un objet où chacun ne pourrait esquisser que sa « vision », sans synthèses possibles).
En un mot, administré ou mécanique, le point de vue impose un glissement vers l’indifférence réciproque. L’énoncé commun du point de vue prend fait et cause pour une cité de juxtaposition, puisqu’il y est surtout question d’éviter l’autre devenu un obstacle à « mon » indifférence. On sait d’ailleurs, que cette doxa ne cesse de poser des problèmes en cas d’accident : chacun a son point de vue, cela donne une multitude de points de vue et la justice ne s’y retrouve pas si elle ne les met pas en confrontation. Certes, ils participent tous de la construction de l’espace social, mais quel espace ?
Ce mode de déploiement du point de vue consiste à se conduire comme si les autres n’existaient pas ou plus. Ou tout au plus comme un spectacle à faire entrer dans « mon » point de vue, ainsi que ne cesse d’en jouer et en jouir l’hebdomadaire : Point de vue, image du monde.
Aussi n’est-ce pas simple d’observer que des artistes, voire des architectes, construisent aussi des abris-points de vue, presque en ce même sens, ainsi qu’il en va chez Tadashi Kawamata (Estuaire, le long de la Loire), alors même que tant d’autres font des efforts pour déplacer cette question du point de vue en travaillant, cette fois, moins ce qui est à regarder que la manière dont on regarde : Daniel Buren et ses cadres et portiques (Sha-Kkei, 1985, Japon), Bernard Tschumi et ses « Folies » qui, justement, ne donnent pas à voir, mais font voir la vision. Il faudra y revenir.
Ce n’est sans doute pas pour rien que, durant longtemps, les femmes ne sont pas censées disposer d’un « point de vue » (sauf, sans doute, Antigone s’engageant dans la parole, femme contre les hommes, en énonçant le point de vue d’une loi supérieure à la loi civile ).
Et c’est justement ce que des artistes récusent. Prenons-en pour preuve l’œuvre de l’artiste allemand Gerwald Rockenschaub : il a découpé les volumes de la Villa Arson (Scaffolding, 1992), les a recadrés, et a fabriqué différentes zones, en y insérant des limites et des points de vue, par des marches pour regarder par dessus les murs installés : on contemple alors des espaces vides, mais avec différents points de vue et comme on ne les avait jamais regardé. Comme un observatoire. Il bouleverse le rapport intérieur/extérieur. Il voulait ainsi déstabiliser la clôture du point de vue, en permettant aux spectateurs d’apprendre à voir et à construire leur point de vue. Par analogie avec la peinture classique, il a fabriqué finalement des cadres, comme s’il s’agissait aussi des cadres entourant la peinture classique et la définissant comme un point de vue sur…

Contrepoint 2

Que se passe-t-il quand la vue est réduite à un point sans point de vue ? Commment penser le cas du « malabar de la Sixtine » : « Je songe à cet autre borgne, le damné de la Chapelle Sixtine : celui-là voit. Il se cache l’œil gauche, lui, en écrasant sa main contre son visage mais l’autre œil grand ouvert me regarde. Par la vue, l’homme se jette hors de lui sur moi, il ne me lâche pas. Par l’expression, par la mimique, au contraire, il se livre, jeune sujet passif, tout absorbé par ce qu’il éprouve : il a suffi de barrer son front d’un pli vertical, de noircir l’orbite et de relever le sourcil, de modeler, en bas de cette face, la bouche des masques tragiques. Bref, par ce contraste violent mais facile, on crée un géant perplexe qui ne se connaît ni ne se comprend, qui ne peut même pas tourner son attention sur son âme et qui pour réfléchir a besoin de ce qu’on appelait autrefois une « fascination auxiliaire ». Heureusement pour lui, il y a cet Autre qui lui ressemble comme un petit frère, moi : ce géant fouille mon cœur pour y voir ce qu’il ressent. Et surtout, pour me faire ressentir ce qu’il voit. Un catcheur damné, pour mieux me découvrir ma damnation, prétend y mirer la sienne ; il veut me fasciner en se fascinant sur moi, il me propose cette aimable réciprocité de paniques : chacun de nous contemple sa vérité dans l’âme pourrie de l’autre. C’est que Michel-Ange me déteste. Je le sais, je ne lui en veux pas : les méchants déclarés sont les faux ; les seuls vrais sont les Justes, ces lâches. Je ne lui fais qu’un reproche : il use de ficelles trop grosses ; en essayant de me terrifier avec ses baudruches, il se livre, vieux fou hérissé qui a perdu le Ciel sans trouver la Terre. N’importe ; il vit, la haine le conserve : le courant passe. Tintoret ne hait personne : le courant ne passe pas. » (Jean-Paul Sartre, Le séquestré de Venise, 1957, à propos de la fresque de Michel-Ange)

Le point de vue de(x) dieu(x) ou des Phantoms Shots

S’il est établi que la notion de « point de vue » est évoquée parce que la vision fournit le modèle de la représentation du sensible (épistémologie) ou le modèle de relations humaines juxtaposées, il est non moins certain qu’il est plusieurs manières de mettre en crise son usage. Adoptons d’abord la première, qui fait glisser le point de vue de la vie courante à l’abstraction. Une toute autre pensée apparaît alors, qui tourne autour de cette question capitale : existe-t-il un point de vue de tous les points de vue, un point de vue sur le monde, unique et absolu, au demeurant un point de vue qu’on ne voit pas ?
C’est maintenant tout un imaginaire qui entre en action, l’imaginaire de dieux en spectateurs du monde, ou d’un Dieu lunaire surveillant sa création, d’un Dieu qui observerait le planisphère afin de se congratuler de sa perfection. Un imaginaire aussi d’un Dieu dont le point de vue envelopperait le monde, même s’il laisse les créatures s’épancher dans leur propre point de vue. Un imaginaire, en somme, d’un perspectivisme couvert d’une position de surplomb, puisque le Premier Livre des Rois (Chapitre 8, verset 49) affirme que les cieux sont le « lieu fixe où Dieu habite ».
Une rapide traversée des siècles et des thèses donne corps à cette figure. Ce sont donc les dieux d’Epicure, qu’il y croit ou non, spectateurs indifférents du monde depuis les étoiles ; le Dieu du monothéisme dont certains se demandent s’il est devenu un spectateur indifférent du mal dans le monde jusqu’à ce que les Théodicées le dédouanent de ce statut passif ; c’est aussi l’allusion d’Alfred de Musset, dans La maison du berger : « Je sens passer sur moi la comédie humaine / Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs » ; C’est enfin Le dieu bonheur de Heiner Müller, joué en 2008, qui n’en peut plus d’être spectateur du monde et qui décide de tomber sur la terre, pour voir ce qu’il peut y accomplir.
Ce « point de vue » des ou de dieu(x), dont la formulation la plus rigoureuse est celle de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), implique que ce Dieu, qui maintient le tout dans une harmonie préétablie, peut lui-même être analysé comme un point de vue sur le monde, mais celui-là unique et absolu : le point de vue de Sirius (face à l’espace contraint et aux monades juxtaposées).
La critique de ce point de vue et de l’idée même que l’on pourrait en faire un point de vue émane évidemment de la même époque. Voltaire, dans Micromégas, n’a pas de mots assez durs pour le (ce point de vue) et la (l’idée) dénoncer, même s’il conserve l’idée d’un Dieu premier moteur du mécanisme du monde.
Et lorsque l’homme lui-même commence à se prendre pour Dieu, la critique se reconstitue, avec non moins de virulence. Ainsi Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) dénonce-t-il les pensées de survol, comme il récuse la position d’un sujet extérieur à son objet, conçu comme un œil-spectateur étranger au monde. Ce point de vue, dit-il, de « nulle part » , place l’homme à l’extérieur du monde, ce qui ne correspond qu’à des postures erronées, « intellectuelles », scientifiques ou philosophiques .
Cela dit, ce qui est certainement plus important à relever dans ces modes de pensée, ce sont les traits de la finitude qu’ils comportent ou véhiculent. C’est finalement moins des dieux ou de Dieu que l’on parle, que de la reconnaissance par l’homme du fait que, d’un seul point de vue, il ne peut pas tout voir. Dans ces propos, il est donc avant tout question de limites, de la limitation de l’action et de la connaissance humaines.

Contrepoint 3

Ce à quoi les hommes ont du mal à se résoudre. Le rêve de l’ubiquité – ce don de la présence simultanée en tout lieu (ubique, partout) – bientôt mué en omnipotence par la vision, en point de vue humain absolu ou total, s’est fort bien établi dans nos sociétés. Il a pris la forme de nombreuses architectures, auxquelles le nom d’architectures panoptiques n’a pas été donné pour rien (pan-optikos).
Lorsqu’en 1791, Jérémy Bentham publie, à Paris, son Mémoire intitulé Panoptique, Sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force, il a bien conscience d’inventer un instrument « très utile » pour les gouvernements. Un « œil du pouvoir » comme le transcrira Michel Foucault . Son « idée d’architecture » n’a d’autre but que de rationaliser l’organisation de la prison. Elle procède alors non seulement de l’optique mais, dès la première phrase de l’ouvrage, de « tout » contrôler (pan) : « se rendre maître de tout », « disposer de tout », « s’assurer de toutes les circonstances »,… L’œil « inspecte », se fait « inquisiteur », rend « visible ». En conséquence, « cette maison de pénitence serait appelée panoptique, pour exprimer d’un seul mot son avantage essentiel, la faculté de voir d’un coup d’œil tout ce qui s’y passe ».
Mais l’inspecteur, lui, demeure « invisible ».
Les prisons engendrées, le rêve ne s’est pas arrêté ! La fonction panoptique a envahi les hôpitaux, les Ecoles, et surtout, de nos jours encore, les stades qui s’accrochent toujours à la mise en œuvre d’une visibilité totale . Les stades sont bien devenus des espaces de co-visibilité absolue, dans lesquels les spectateurs regardent sans être vus, les supporters sont là pour regarder, tout en cherchant à être vus grâce à leur accoutrement, et les fans sont là pour vivre le match dans les tribunes.
Et de nos jours, sans doute, les vus synoptiques de la terre n’inspirent-elles pas d’autres rêves que ceux d’une domination totale de la nature ?

Le point de vue de la communication

Ce double échec du « point de vue » – celui de l’individualiste dans un monde discret (du latin discretus, séparé, un monde de séparation) et celui de Dieu – est-il insurmontable ? Sans doute pas. Du moins le croit-on dans la logique de la « communication ». Car, du moins dans cet autre cadre, il faut bien penser un minimum d’échange ! Deuxième mise en crise de la doxa. Comment le point de vue peut-il être vu, sauf à prendre le point de vue de l’autre et l’autre point de vue ?
Précisons toutefois un élément de vocabulaire. Par « communication », nous n’entendons pas ici les systèmes de réclame qu’on loge actuellement sous ce titre. Nous pensons aux usages du terme « communication », dans la philosophie des Lumières et au cœur de l’Aufklärung . Usages complémentaires des notions d’espace public et de publicité.
La communication ou publicité désigne un idéal de partage des jugements et des concepts, non soumis à une norme imposée par le pouvoir royal ou les Eglises. À cet égard, tout forme culturelle doit sortir du secret, car elle ne peut être elle-même qu’en entrant en rapport avec d’autres, elle doit pouvoir être « communiquée », c’est-à-dire relever de l’échange et de la réciprocité des points de vue. Dans le même ordre d’idée, la notion d’espace public, telle qu’elle est notamment reprise dans la philosophie contemporaine de la raison communicationnelle, est destinée à définir les relations souhaitables (et vivantes) entre les citoyens actifs dans la vie publique (mais le lieu peut être privé : par exemple, les salons). Cet espace, qui n’est pas un lieu à la manière de l’ancienne agora ou du forum, constitue un réseau de délibérations en lequel chaque citoyen est appelé à argumenter son point de vue en public (devant les autres), afin de donner forme à une vie politique réciproquement assumée et aussi consensuelle.
C’est dire si la communication exige de mettre les points de vue en accord, et par conséquent en confrontation, par remise en cause de la juxtaposition.
Grâce à elle, nous gagnons un point central sur le plan de la configuration de la société culturelle et politique. L’idée de communication nous renvoie à des points de vue confrontés, voire à la confrontation de domaines de recherche. Le point de vue de […] peut recouper aussi un point de vue sur […] dans un échange de points de vue.
Dans cette optique, pour tout dire, se met en scène la possibilité d’une confrontation ou d’un dialogue, d’un point de vue qui (me) regarde. Ces pratiques de l’échange se déploient cependant à partir de l’idée de singularité (il y a bien un point de vue à chaque fois, singulier), de distance (il y en a même plusieurs), et d’espace humain de réciprocité, à condition que cet espace soit vivant et non un espace de juxtaposition.
La confrontation elle-même suppose la reconnaissance des autres points de vue comme possibles. Non pas que l’on renonce à son point de vue, mais on renonce à croire en un point de vue unique et de vérité. Comme en un travail de déconstruction du primat du singulier absolu .
Cela suppose aussi que l’on fasse appel aux points de vue et qu’ils se forgent, au lieu de se croire donnés. C’est ainsi que la presse entre en jeu, puisqu’elle se donne pour le développement de points de vue réfléchis, sur des pages réservées (il y en a encore de telles dans Le Monde, Libération,…), comme des appels à répondre.
Cela implique enfin que les « points de vue » puissent se construire aussi à partir d’une discipline ou d’un domaine de recherche. Du point de vue de la sociologie, de la psychologie, … sur un seul et même objet : permettant ainsi d’enrichir l’objet visé. Mais dans la limite où restent toujours des zones obscures, des totalités inaccessibles, des horizons hors discours.
De telles pratiques de la communication, nous disposons de deux modèles.
D’abord le modèle littéraire, qu’on prenne pour référence le roman par lettres ou le roman plus classique qui se déploie à partir de dialogues ou d’enchâssements de propos ou de situations, obligeant le lecteur à se confronter à des mondes, ou à entendre des mondes se confronter dans l’unicité de l’ouvrage.
Ensuite, le modèle de la pensée élargie d’Immanuel Kant, corollaire de sa définition du « sens commun ». Elle comporte trois maximes. Ce sont les suivantes : 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième celle de la pensée conséquente.
Il est temps de conclure ce bref examen de la logique de la communication. Outre une remarque à faire sur les mutations de cette communication en « médias froids » (auxquels on ne peut répondre) et en réclame, de nos jours, il convient de souligner qu’elle demeure traversée par l’idée d’un premier regard toujours possible et celle d’un invisible qui resterait l’horizon indépassable de la finitude humaine.

Contrepoint 4

Pourquoi invoquer la littérature ? Non pour des affaires de héros et d’héroïnes, d’aventures ou de séduction du lecteur. Mais parce que l’écriture, d’ailleurs plus que la littérature, a pour l’une de ses propriétés artistiques de tisser les langages et les différentes modalités des langues, en ne cessant de les ouvrir les uns sur les autres et en postulant une impossible clôture.
Sous l’angle de la question du point de vue, la littérature permet aussi une variation subtile, en nous apprenant que le narrateur n’est pas nécessairement celui qui raconte l’histoire, et qu’il ne convient pas de le confondre avec l’auteur du récit (la personne réelle qui a rédigé le texte) ni avec les personnages (le narrateur n’est pas forcément un personnage du récit).
Dès lors, le point de vue est un choix que fait le narrateur pour raconter son histoire : il choisit un angle de vue, en une sorte de jeu de « caméras ». Chaque point de vue est en relation avec ce qu’il sait des faits et des événements.
Au plus proche de notre question, Nathalie Sarraute, en 1959, dans Le Planétarium, construit un « roman » qui se divise en parties correspondant chaque fois au point de vue d’un personnage différent. En lisant la même scène, répétée, selon le point de vue de telle ou telle personne, le lecteur peut comprendre les motivations qui forcent chacun à accomplir ce qu’il fait. Les discussions sont décrites comme des aventures périlleuses où le personnage dans la peau duquel le lecteur se met peut gagner ou se perdre.
Nathalie Sarraute souligne ainsi la paranoïa qui s’exerce en chacun de nous dès qu’il s’agit d’entretenir des relations avec d’autres points de vue .

Point de fuite

Fions-nous maintenant à des pensées alternatives. Après tout, face à ce qui vient d’être déployé, quelques scrupules peuvent venir au jour. L’impression de justesse qui ressort de ce qui a été écrit précédemment ne tient-elle pas trop à l’habitude que nous avons de considérer le point de vue comme une référence centrale (c’est le cas de le dire). En construisant autre chose, n’aboutirons-nous pas à d’autres résultats qui permettront de relever des présupposés dont il n’a pas été vraiment question jusqu’ici ?
Et si, en effet, on ne pouvait rien édifier de solide à partir d’un sujet de référence, discret et centré ? Et si on ne pouvait suivre l’usage qui soumet le visible à l’investigation d’une conscience plus ou moins solitaire, ainsi que nous le montrent les sciences ? Et si, enfin, on ne devait pas nécessairement postuler l’existence d’un invisible, donné, dont on attendrait la mise en lumière des portions régulières des faisceaux d’un œil bien disposé, impliquant des pensées d’arrière-monde : l’essentiel alors serait invisible pour les yeux, et ne pourrait relever que du cœur !
De ce « point de vue », la conception du voir change totalement. L’objet de notre propos, le point de vue, ne serait plus ordonné en vue de l’effet prévu. La plupart de ses propriétés voleraient en éclat.
Pour obtenir un tel résultat, il n’est pas nécessaire d’invoquer d’autres « points de vue » supposément destinés à déstabiliser l’ordre humain. Les martiens ont eu leur heure de gloire, et Edgar Poe, dans Eureka, en 1848, a évoqué l’affaire : « Prenant pour point de départ notre point de vue, c’est-à-dire la Terre où nous sommes, nous pouvons de là nous diriger vers les autres planètes de notre système, […]. » — (traduction de Charles Baudelaire, 1864). Hannah Arendt, de son côté, a témoigné des effets surprenants des premiers voyages cosmiques, bien avant le pas d’Aldrin, les hommes quittant les portions finies d’espace ou de temps habituels, pour se regarder de haut et faire varier sur soi-même le singulier point de vue de l’homme devenant ainsi spectacle de et pour soi-même.
Mais, le point de vue demeure centré !
Déjà, en revanche, les perspectives (!) ouvertes par les rapports interculturels jettent le soupçon sur l’existence tant du sujet centré, que d’une essence du visible et de l’invisible. Le pli imposé à notre culture par la reconnaissance d’autres cultures, que cette conquête ait été douloureuse ou non, mérite qu’on s’y arrête. C’est de notre propre milieu que le visible des autres a été défini comme invisible ; c’est dans la fresque dressée par notre conception de l’histoire que d’autres cultures ont été rendues invisibles ; c’est du point de vue de l’autre que nos propres signes du visible ont été contestés ; ce ne sont pas d’imprécises observations qui nous ont fait manquer tel ou tel objet. Il n’y a pas d’invisible en soi.
Le mystère du visible et de l’invisible, s’il en est un, est moins de savoir ce qui nous manque, ce que le visible a encore à voir et qui serait momentanément invisible, que de savoir comment nous jugeons mystérieux ce qui serait en dehors de notre visibilité, alors que c’est le processus même de la visibilité qui dessine son propre invisible.
D’une certaine manière, la vision dite en 3D, de nos jours, montre, comme naguère Merleau-Ponty, que « je » peux « imaginer » les autres faces du cube posé devant « moi »… (la perception n’est pas uniquement points de vue juxtaposés, et il n’y a pas addition de tous les points de vue possibles).
En un mot, non seulement il n’y a pas d’invisible en soi, mais corrélativement, il n’est pas de premier regard qui rend quelque chose visible.

Contrepoint 5

Introduction, intitulée « Modifications », de Michel Foucault, à Histoire de la sexualité, Tome II, « L’usage des plaisirs », Paris, Gallimard, 1984, p. 13.
« Il m’a semblé qu’en posant ainsi cette question et en essayant de l’élaborer à propos d’une période aussi éloignée de mes horizons autrefois familiers, j’abandonnais sans doute le plan envisagé, mais je serrais de plus près l’interrogation que depuis longtemps je m’efforce de poser. Dût cette approche me demander quelques années de travail supplémentaires. Certes, à ce long détour, il y avait des risques ; mais j’avais un motif et il m’a semblé avoir trouvé à cette recherche un certain bénéfice théorique.
Les risques ? C’était de retarder et de bouleverser le programme de publication que j’avais prévu. Je suis reconnaissant à ceux qui ont suivi les trajets et les détours de mon travail – je pense aux auditeurs du Collège de France – et à ceux qui ont eu la patience d’en attendre le terme, – Pierre Nora au premier chef. Quant à ceux pour qui se donner du mal, commencer et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de fond en comble, et trouver encore le moyen d’hésiter de pas en pas, quant à ceux pour qui, en somme, travailler en se tenant dans la réserve et l’inquiétude vaut démission, eh bien nous ne sommes pas, c’est manifeste, de la même planète. »

Mille fois repris. Exemple : Jacqueline Lichtenstein, Les raisons de l’art : « on ne pense vraiment, sérieusement, que là où ça fait mal, c’est-à-dire là où on ne s’y attend pas, sous la violence d’un coup, sous le choc d’un événement, la surprise d’une rencontre. On pense en effet comme on se cogne parce qu’on pense toujours en quelque sorte malgré soi et surtout contre soi, contre ses propres habitudes de pensée qui tendent toujours à nous faire préférer la cohérence à la vérité » (p. 15-16).

De visu

Il n’y a donc d’invisible que dans une certaine interprétation du monde, ancrée dans une théorie du sujet ayant pour charge de rendre visible (le monde) en définissant des normes d’acceptabilité du visible pour tous, normes au-delà desquelles un invisible aurait un statut ontologique. La preuve en est que la vision du sujet ainsi donné dépend finalement des moyens qu’il est autorisé à employer pour garantir le visible.
Dans tout ce qui précède, le point de vue est censé discerner le visible et laisser échapper de l’invisible (en soi et momentanément), quelque chose qui serait caché. Et, quel que soit le cas, l’invisible a la propriété d’être (devant et caché ou derrière et encore caché, pas apparent mais dérobé). Simplement, le sujet de la vision n’aurait rien pour le voir ou pas les bons moyens. Il suffirait par conséquent de les ajuster… Sans doute alors suffirait-il de corriger la vue pour y arriver ! Par défaut ou par excès.
Pourtant, il y a du visible et de l’invisible non par fait d’un sujet incapable de percevoir la profondeur (cachée) mais par fait d’un mode de rapport entre les objets de représentation autorisés et ceux que font émerger ceux qui s’en écartent. Ainsi donc il n’y a rien de visible ou d’invisible en soi, rien de caché. C’est la démonstration de Michel Foucault et de toute l’épistémologie contemporaine : il n’y a pas de voile à déchirer, mais à apprendre à voir le visible.
D’abord, on ne peut isoler le dire et le voir. L’articulation du dire et du voir est préconceptuelle, elle renvoie à la structure parlée du visible. Toute vision est structurée comme un langage.
Ensuite, il existe des conditions de possibilité de tout discours théorique, des dispositions générales du savoir, là où s’agencent manière de voir et de dire…
Quand, de surcroît, on ne fait pas entrer en jeu la démarche scientifique qui produit le visible, non sur fond d’invisible, mais sur fond de processus de rectification infini.
Qu’appelle-t-on donc visible ? Un système de concordance entre des manières de faire, des modes de perception et des formes de pensabilité formant un commun, à un moment donné ; une manière de relier (tisser) des mots et des choses pour effectuer des actes définis. Et l’invisible n’est rien d’autre que la construction d’une relation entre des choses qui échappe au système précédent et dont lui échappe la loi de continuité, le déplacement, la redistribution des rapports entre les choses rendue possible par l’écart imposé au commun donné. Cet écart rend alors possible une autre vue que celle qui domine. L’invisible est toujours un visible contre un autre.
Il y a eu un moment où les fossiles étaient muets pour nous, et puis ils sont devenus visibles. Ce n’est pas une affaire de point de vue. Il y a eu un moment où les « sauvages » étaient muets pour nous, ils étaient invisibles, et ils n’existaient pas autrement. Il fut tout un temps où les esclaves n’étaient que des animaux bruyants,….
C’est même le dicible qui a déterminé le visible, en effaçant l’invisible en soi, et en le logeant au cœur du visible. Ce qu’on appelle un changement de paradigme.
L’affaire est donc moins centrée sur le point de vue que sur la nécessité épistémologique de refaire sans cesse le regard…

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Dans cette opportunité que nous offre Anne Quentin de discuter du « point de vue », nous pouvons donc trouver les ressources d’une analytique de l’usage du « point de vue », et celles d’un déplacement des perspectives ( !). S’agit-il d’une déconstruction, ce serait à voir. Plutôt, d’une manière de tracer un écart, afin d’accéder à une autre pensée.
Le « point de vue » ne relève-t-il pas d’une fable ? C’est sans doute le travail des artistes qui rend bien compte des impasses du point de vue, dans la mesure où ils ne cessent de travailler la visibilité même et non ce que tel ou tel voit.
Encore ne peut-on abandonner froidement le point de vue sans s’obliger à repenser le « commun » ? Et dans le commun, au lieu d’y placer l’échange des points de vue, ne ferions-nous pas mieux d’y repenser les rapports et les liens originaires à partir desquels les archipels humains se sont constitués, se font et se défont. Au lieu de partir du « point de vue » qui a pour limite la conscience que nous pouvons prendre de ce qui nous entoure, ne pouvons-nous faire valoir d’abord le rapport fondateur qui nous constitue et fait jouer entre nous non des points de vue, mais des adresses, des missives, et des réponses. Le point de vue n’est rien d’autre qu’un pli de la culture qui ne permet rien d’autre que de succomber aux idées qui nous viennent dans les tâches assignées. Mais c’est dans la critique du point de vue que se dégagent les possibilités d’autres mondes qui nous intéressent le plus.

* L’auteur : Christian Ruby, Docteur en philosophie, Philosophe, Formateur en médiation culturelle (Paris). Derniers ouvrages parus : Spectateur et politique, D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture, Bruxelles, La Lettre volée, 2014-2015 ; L’Archipel des spectateurs (Besançon, Editions Nessy, 2012) ; La Figure du spectateur (Paris, Armand Colin, 2012). Site de référence : www.christianruby.net

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