Le point de passage et de partage, sans ancrage

Notes destinées à soutenir un propos à tenir durant le débat sur « La place de la culture dans le contrat social »

Avignon, 10 juillet 2017

Christian Ruby

 

 

 

Je ne pense pas que la demande implique une analyse technique portant sur la place de la culture dans les théories du contrat social (qui, par exemple, chez Thomas Hobbes et John Locke, quelle qu’en soit la critique opérée par Jean-Jacques Rousseau, opposent (état de) nature et (état de) culture), ou dans les théories articulant contrat social et solidarité (IIIe République). Je ne pense pas non plus qu’elle requiert de notre part d’évoquer la place de la culture dans la constitution actuelle (synonyme de notre contrat social), sinon à nous entraîner dans un débat sur la place faite, à faire ou à ne pas faire à un ministère de la Culture, sur des délimitations de territoires (lien avec l’éducation nationale, etc.) ou sur la manière d’élaborer des politiques culturelles publiques de manière plus ou moins démocratique (conseils, association des représentants de citoyens, etc.) ou seulement technocratique.

En revanche, il y a sans doute dans cette formule des préoccupations plus ciblées concernant l’époque et les libertés publiques : la communauté imaginée que nous représentons, grâce à la fiction d’un contrat social, n’est-elle pas en mal de culture ? Ce qui peut renvoyer aussi bien aux raisons pour lesquelles les droits culturels ont été introduits dans notre système juridique d’État ; qu’aux énoncés d’une défaillance de culture retrouvés dans de nombreuses formules inspirées par la culture crépusculaire du temps, concernant une démocratie que l’on regrette de voir divisée, en vrac et selon des sources divergentes, par la crise, la décrédibilisation des symboles collectifs, le déclin des valeurs, l’incivisme, les fondamentalismes religieux, la mise en péril de la laïcité (pour autant qu’un lien soit avéré entre ces motifs et la culture).

La culture devrait ainsi passer soit pour une arme législative (les droits culturels), soit pour une thérapie de l’unité perdue dans une démocratie divisée et secouée, selon l’acception classique du terme identifié à une élévation spirituelle. Sa place serait donc centrale dans le contrat social, mais on se pose peu la question de savoir qui assigne cette place et comment ?

De toute manière, c’est imaginer deux choses problématiques : que la démocratie (sous l’expression « contrat social », référence non fortuite à la légitimation adoptée par la démocratique libérale parlementaire) serait un régime fixe d’unité ; et que la culture serait un remède aux maux diviseurs de la cité (fossilisée en identité, unité, lien…). Qu’en est-il alors des révolutions ou des écarts culturels, toute culture vivante – qu’il s’agisse d’art, d’architecture, d’urbanisme… – étant un choix continuel incluant la critique d’elle-même ?

 

 

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Rien de plus évident que la préoccupation véhiculée par le titre donné à ce débat, dans de nombreux propos. Pourtant cette évidence se dédouble. Quoi de plus banal, en effet, pour les uns, que le propos, réputé progressiste, selon lequel contrat social et culture se réciproqueraient, dès lors que ces commentateurs se situent dans la « tradition » des Lumières, condensée par Condorcet (1). Mais quoi de plus clair, pour les autres, et parfois les mêmes, que la diffusion de l’expression crépusculaire selon laquelle l’omniprésence de la « culture médiatique » et de la consommation culturelle, voire l’ainsi nommé « retour du religieux » – tendant à reconduire les affaires de la cité à une transcendance fondatrice de la loi et des normes culturelles -, empêcheraient, par aliénation des citoyennes et des citoyens, la belle harmonie des rapports réputés émancipateurs entre contrat social et culture.

Il y a d’abord là, à mon sens, une double manière d’enchaîner le propos qui est, en vérité, une manière caricaturale (mécanique) de poser les problèmes de la politique, de la culture – toujours entendue en un sens classique d’élévation spirituelle -, de l’unité sociale et politique, des libertés publiques, etc., et donc une échappatoire devant les difficultés. On se contente de scander des lieux communs – il nous faut de la culture, la culture combat les « radicalisations », la culture fait barrage à l’aliénation, etc. – qui par ailleurs répètent deux fois le même type de phrasé.

Premier type : la démocratie borne les dérives (de toutes sortes) en mettant la culture au centre et en la rendant accessible à tous ; et, la culture médiatique s’impose à tous. On est deux fois enfermé dans une conception essentialiste et quantitative des affaires de la cité.

Deuxième type : on réfère à « la culture » (sans adjectif) comme si elle était donnée et positive ; et on fait de la culture « médiatique » (ou du « retour du religieux ») un bloc homogène, non moins donné, quoique négatif.

Deux phrasés mécaniques !

Non seulement, on a mis de côté les analyses nécessaires de ce qu’on peut entendre par démocratie et par culture – même si, comme le remarque Cornelius Castoriadis : « Aussi bien le terme culture que celui de démocratie soulèvent immédiatement des questions interminables » (2) -, et plus encore l’essentiel, dans notre perspective : une conception de la démocratie comme essai et de la culture – non-réductible à ce que gère le ministère de la Culture (subventions, financement de la création, protections contre les contournements des politiques culturelles, problèmes posés par le numérique, lois diverses) ou aux droits culturels – comme exercice et trajectoire ; mais encore on a évité de travailler l’hypothétique conjonction de la culture et d’un remède aux maux de la cité.

 

 

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Déplaçons, par conséquent, une première fois la formulation de l’objet du débat, en l’amplifiant. Elle devient celle-ci : dans une société démocratique, la nôtre (on reviendra sur la question : régime fixe ou essai ?), la culture fait-elle ou peut-elle faire l’objet du ou d’un contrat ?

Si tel est le cas, il s’agirait surtout d’en assurer, comme pour la loi, l’autonomie (par fait de laïcité) contre toute hétéronomie (imposition d’une loi extérieure, religieuse, politique,…), par fondation dans l’intérêt général. La culture aurait donc une place garantie dans le contrat. Tels sont les engagements des droits culturels (3) dans le système juridique établi – à défaut de parler ici des directives sur l’éducation artistique à l’école. Ils interrogent les traits culturels (4). Ils éduquent à une attention spécifique à la culture, en imposant une approche globale des personnes dans les rapports entre les unes et les autres et le respect de la dignité. Attention, en effet, contrairement à ce qu’on répète souvent, ils ne tombent pas dans l’identitaire ou le communautaire, puisqu’ils sont attachés d’abord à la personne, sous réserve que rien ne lui soit imposé, qu’elle puisse exercer son rapport aux autres et aux autres cultures, dans l’interculturalité, et la reconnaissance du pouvoir d’agir culturellement de chacun.

Néanmoins, il ne s’agit pas des activités et des exercices culturels en tant que tels.

Bien sûr, si la culture, sous ce mode, ne fait pas l’objet du ou d’un contrat, comment assurerait-elle son autonomie, comment pourrait-elle préserver ses capacités émancipatrices – présupposées ? – en rapport ou avec les citoyennes et citoyens (ou leurs préoccupations), d’autant qu’elle doit se préserver de et en même temps combattre toute prétention à une clôture transcendante des significations.

Néanmoins, cette première reformulation laisse face à quelques difficultés.

Si la place de la culture est garantie par le contrat, ne doit-on pas attendre en retour qu’elle garantisse le contrat ? Retour sur Condorcet.

Ne risque-t-on pas d’interdire (sanction, censure ?) à la culture, aux pratiques culturelles, d’échapper aux normes du contrat, sanctionnant toute provocation d’écarts, toute interrogation des règles culturelles, toute révolution culturelle (5) ?

Ne s’empêche-t-on pas de faire varier, concernant « la culture », son axe de signification. Car, il peut être anthropologique (la culture comme ordre symbolique, elle est là, mais on ne voit pas où elle est), historique (la conception contractuelle de l’État est bien le produit d’une culture, XVIIe et XVIIIe siècles), idéologique (la culture comme valeur et identité), éthique (confier à la culture la tâche de prendre le monde en réparation, dit André du Bouchet), etc. Ces variations sont indispensables parce qu’elles bornent un effet de bouclage dans un débat de ce genre. Ajoutons que nous avons avancé notre propre conception de la culture dans notre Abécédaire des arts et de la culture (6). Et c’est de là que nous nous exprimons.

 

 

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Déplaçons maintenant la formulation du débat autrement. Nous sommes finalement moins invités à débattre de telle ou telle notion, qu’à engager la discussion sur le rapport – la place de l’une dans l’autre ou la place de l’une et de l’autre – entre deux notions : contrat social et culture (7). C’est ce rapport qu’il convient de tenter de formuler, d’autant que la propriété d’un rapport est toujours de modifier la signification des termes reliés. Et ce rapport entre contrat social et culture est, dans notre contexte et notre culture, pensé en termes d’émancipation (8).

Comment se sont noués (histoire) ou sont noués (présent) ou sont à nouer (projet) démocratie et culture, autour des libertés publiques ? Si nœud il y a, convient-il de le maintenir, de le renforcer, ou de le dénouer, voire de l’interdire, sous l’égide de la volonté générale (et pas simplement d’un gouvernement ou d’un ministère) ? Ce qui est intéressant, en effet, dans un nœud, n’est pas uniquement qu’il lie, mais aussi qu’il fait obstacle, et qu’il complique une tâche ou qu’il importe de le trancher (comme Alexandre avec le nœud gordien).

En ce qui concerne notre présent, quel est donc le point nodal en jeu aujourd’hui et de quelle nature est-il, concernant la place de la culture dans le contrat social ? Là encore, nous nous heurtons à des évidences qu’il importe de critiquer.

On ne cesse d’entendre dire que les citoyennes et citoyens ne seraient pas assez cultivés pour vivifier la démocratie ; ils seraient incultes et feraient le lit de l’Extrême droite et des dogmatismes religieux par inculture ; ils ne reconnaissent pas les fondements de leur culture ; ils perdent leur identité culturelle, etc. Il faudrait donc cultiver les « jeunes français » qui risquent d’être enrôlés ou « radicalisés » (9), etc. On pourrait cependant à bon droit amplifier le propos en l’inversant : la culture n’interroge pas suffisamment la démocratie, etc.

Or, ces dires sont imprégnés d’essentialisme, de référence à des valeurs ou à un présupposé d’identité. En fin de compte, ils ne travaillent pas le rapport entre contrat social et culture. Ils considèrent d’emblée que la culture – non définie – constitue un remède. Conception thérapeutique de la culture (conformiste ?) ! Sa place est toujours mécanique.

 

 

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Afin de prendre des distances avec ces évidences, il peut être intéressant de rappeler qu’existent (au moins) sept modèles de rapports (historiques et structurels) envisageables entre culture (sans référence au sens anthropologique) et démocratie (telle qu’établie) et faisant signe vers « émancipation » (mais en quel sens ?, cf. note 8) :

  • La démocratie, c’est la culture (d’une certaine manière, le contrat, c’est la culture, cf. ci-dessus) ;
  • La démocratie cultive ;
  • La démocratie a besoin de la culture ou de citoyens cultivés ;
  • La culture conduit à la démocratie ;
  • La culture entretient la démocratie ;
  • Enfin, deux autres combinaisons plus télescopiques sont envisageables :
    • celle qui renvoie à l’idée d’une culture démocratique
    • et celle qui en appelle à la démocratisation ou à la démocratie culturelles.

Mais s’il en existe plusieurs formules, c’est que le lien entre culture et démocratie est moins donné qu’il n’est à (re-)construire sans cesse et, par conséquent, qu’on peut le construire différemment qu’il ne l’est pour notre espace public. On peut envisager d’autres formes de démocratie et d’autres conceptions de la culture. Une élaboration nouvelle devrait alors tenir compte des fractures traversant ces modèles. Notamment, celles révélant dans les démocraties libérales actuelles, et dans leurs pratiques culturelles, des exclusives et des inégalités ne correspondant évidemment pas aux principes universels affichés.

Dès lors, ne convient-il pas de réaffirmer plutôt :

– que la culture doit être réfléchie en termes d’exercice et de questions-interrogations, plus qu’en termes de domaine spécifique, d’objets sacrés ou d’œuvres précises à posséder et défendre, voire d’expressions identitaires à encourager. Ce qui importe est moins « la » culture, que le processus (ou la trajectoire) par lequel chacun se cultive ou, en d’autres termes, apprend à répondre, à chaque instant, à la question « que faire maintenant et avec qui ? » ;

– que « citoyen », ou « citoyenne » (comme » peuple » par ailleurs), renvoie moins à une donnée constitutionnelle qu’à des actes, ou au moins à des esquisses, des essais d’interprétation des actes, des paroles, des œuvres et des rapports aux autres ou au tout de la cité et de l’espace public ;

– que le rapport entre la culture et la citoyenne ou le citoyen s’articule précisément à une prise de distance avec le statu quo (culturel et politique) et les assignations plutôt qu’à une formule identitaire ou patrimoniale, à la construction d’une existence qui ne soit pas enfermée dans des idées données par avance, mais qui se laisse assiéger sans cesse par l’inquiétude de distinguer ce qui est et ce qu’on nous fait croire, et celle de discerner ce qu’on peut penser par soi-même.

 

 

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Quelle que soit l’option choisie – encore est-il indispensable de réfléchir à des processus et des rapports plutôt qu’à des essences -, s’il est un point d’articulation entre contrat social et culture qui, à mes yeux, est central – sous réserve des considérations précédentes et sans doute d’une reconfiguration de la notion d’émancipation -, il est le suivant. La place de la culture dans le contrat social est celle de la parole qui fait passer et partage. Apprendre que la parole est au milieu – ceci pour la démocratie conçue plutôt comme essai (histoire et mouvement actuel) – et que tout est discutable (argumentable et déplaçable) – ceci pour la culture conçue comme exercice et trajectoire, confrontation à des œuvres, à partir de son expérience de l’existence -, tel est le point que j’estime nodal des rapports entre démocratie et culture.

Le rapport entre le contrat social, si l’on veut maintenir cette fiction, c’est-à-dire un acte de parole – une parole donnée, une promesse, énoncée à la première personne du singulier (Hobbes, Léviathan, Parie I, chap.. 14 ; Rousseau, Contrat social, Livre I, chap.. 6 ; etc. – et la culture-exercice, c’est la possibilité – et l’effectuation de cette possibilité – d’une interrogation illimitée dans tous les domaines, afin de se maintenir debout en toutes circonstances et de construire le déplacement de ce qui est seulement, avec d’autres (des archipels). Les notions d’essai (la démocratie) et de culture (l’exercice) s’articulent dans le moment où les citoyennes et les citoyens posent des règles (des lois, des mœurs, des œuvres) qui ne se fondent sur rien d’autre que des choix délibérés, pour certains en commun, des essais formulés et à corriger ou à reconsidérer, des rapports partagés (au double sens du terme) et par conséquent plastiques, des exercices renouvelés.

Cette conception de l’articulation maintient tous les sujets accessibles à la discussion publique, signe de démocratie, de société ouverte, à l’encontre de toute clôture par des doctes et des dogmes, ou à l’invocation de « nécessités » clôturantes, voire de divers « états d’urgence ». Et sous ces termes, doctes et dogmes, ne pensons pas uniquement au référent religieux, mais à toutes les activités d’imposition ou de commandement : experts, « élites », imprécateurs, pédagogues… (10)

En cette matière, aucune proscription n’est admissible, certes, mais pour amplifier le propos, aucune proscription non plus « personnelle » : recul devant les propos entendus, clôture de soi, sur ses habitudes ou son horizon d’attente, devant des œuvres, etc., comme s’il fallait toujours s’y retrouver dans les propositions publiques ou être seulement conforté dans ses présuppositions.

La parole, l’exercice citoyen et culturel de la parole – l’exercice de soi par lequel on se laisse interroger et on interroge en s’interrogeant -, ce n’est pas la discussion entreprise par les autres et dont on se fait simplement auditeur, ce n’est pas non plus la discussion des experts en notre nom, et ce n’est pas réservé aux « affaires » des autres.

 

 

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Exemplifions le propos à partir de nos travaux portant sur la spectatrice-le spectateur et le public des arts et de la culture.

L’objet en question, pour autant que je le connaisse, présente assez bien ces aspects, d’autant qu’en ce domaine, les mêmes propos méprisants à l’égard des citoyens sont proférés – ils sont incultes, cultivons-les afin qu’ils comprennent les œuvres, etc. ! débouchant sur une pédagogie culturelle prétendument démocratique parce qu’elle élèverait l’esprit à la hauteur de l’universel (la culture dominante ?). En un mot, on interdit la parole ou on soumet la parole à l’aune d’un modèle dominant. On veut montrer au spectateur ce qu’il est censé ne pas savoir ou voir.  Et la conclusion s’en suit donc d’une imposition culturelle, quasi mécaniquement, afin de résoudre la soi-disant distance entre les œuvres et les spectateurs.

Or,

  • Il n’y a rien de naturel, immédiat ou évident dans un supposé lien entre culture (art…) et un changement induit dans un lecteur, spectateur, auditeur ;
  • Il convient de refuser de parler du rapport culture-spectateur en termes de cause et d’effet ; et d’ailleurs la culture n’est pas réductible à des objets à fréquenter ou à des normes à incorporer ;
  • Par conséquent aussi : aucune déduction n’est possible entre la culture, l’effet qu’elle susciterait chez le spectateur ou le lecteur, ET la possibilité que ce dernier s’engage dans une autre voie culturelle ;

 

Dès lors (et on peut raisonner sur les termes du débat en parallèle) :

  • Il faut raisonner en termes de rapports ;
  • La culture n’est pas assignable à une logique univoque, à une place déterminée, à un destin à accomplir ou à une logique pédagogique ;
  • Et le spectateur n’est pas assignable à une passivité (ou l’inactivité extérieure n’est pas passive), il n’est pas séparable d’une capacité à connaître et d’une capacité à agir du fait de ses ressources… ;
  • Ce qui se passe en esthétique n’est pas mécanique, mais une articulation : les exercices présentant autant d’émancipation des normes, en ouvrant sur la parole (11) ;

 

La question de fond n’est ni celle de la nature de la culture ou de la démocratie, ni celle de leurs rapports mécaniques, mais celle de savoir ce que peut ou fait la culture en conduisant à la parole et à l’échange avec les autres. La culture n’est plus ici un être, mais un « faire » et un « dire » qui ouvrent, qui émancipent des normes et des dogmes, qui agit sur le « moi », déforme, et désidentifie.

À cet égard, la culture n’est pas dans les œuvres, ni dans le récepteur, mais dans leur corrélation, dans le rapport. L’œuvre n’est pas une cause et le récepteur un effet. Il n’y a pas de cause sauf le rapport… Donc il y a bien dans ce rapport une mutation qui s’opère (émancipation), mais ce n’est pas l’œuvre qui émancipe, ce n’est pas le spectateur qui s’émancipe de son côté, seul. C’est le rapport qui fait un spectateur émancipé, par la double confrontation avec l’œuvre et avec les autres… La question étant moins celle du passage de spectateur à acteur, mais celle d’un spectateur qui est acteur de son émancipation et des acteurs qui proposent. Autrement dit, et finalement, il n’y a rien de naturel, immédiat ou évident dans le fait de pouvoir relier une œuvre d’art, la culture objet, à un changement induit dans un spectateur, comme l’on relierait une cause à son effet. Plus encore, aucune déduction n’est possible entre une œuvre, l’effet qu’elle suscite sur le spectateur et la possibilité que ce dernier s’engage dans une action, fut-elle politique.

 

 

Notes

 

(1) La référence au « cercle condorcéien » est la plus courante, elle fonde le républicanisme contemporain (et sa « révolution conservatrice », exigeant une restauration qui se donne pour une réforme progressiste (et parvient à se faire percevoir comme telle)). Mais on pourrait faire remarquer que cette référence aux Lumières écarte bien vite Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau, Immanuel Kant, pour s’en tenir à eux, qui ont développé d’autres perspectives. Cf. dans notre ouvrage, La figure du spectateur, Paris, Armand Colin, 2010, les différents schémas d’analyse.

(2) Castoriadis C., La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, p. 195.

(3) Ils permettent d’affirmer que la culture n’est pas un secteur d’activité parmi d’autres, même si elle l’est aussi par ailleurs, sous forme d’une sphère publique ou d’un secteur marchand ; de rappeler que parler de culture implique de penser le dépassement de soi et le partage avec d’autres : il n’y a pas de culture pour un seul ; d’obliger à réfléchir à la notion de droit (en philosophie), donc au rapport à l’autre.

(4) Attention aux deux logiques de lecture de ces droits : la logique des minorités, et la logique de la critique de l’assignation. Cf. Notre intervention à Chalon-sur-Saône, dans le débat sur les droits culturels (le 21 juillet 2017).

(5) Paradoxe : on approuverait les combats de la culture contre les puissances réactives, mais on désapprouverait toute auto-critique de la culture. Ou encore, vieille référence ministérielle : « Les gens qui viennent à la porte de ce ministère avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre devront choisir » (Maurice Druon, à l’époque ministre des Affaires culturelles, 1973).

(6) Ruby Ch., Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, L’Attribut, 2016.

(7) Traiter politique (contrat social) et culture comme deux entités séparées revient à poser d’emblée des frontières entre elles. Or, il n’y en a pas. Il est des politiques de la culture, une culture politique, etc.

(8) Encore convient-il de faire remarquer que ce terme ne coïncide pas toujours avec lui-même (son étymologie). Quatre axes différents le maintiennent ouvert. Cf. Raison présente, « Émancipations plurielles », n° 185, 2013.

(9) Marie-José Mondzain, Confiscation des mots, des images et du temps, Paris, Les liens qui libèrent, 2017. Et notre intervention au cours de l’exposition de Arnaud Théval, Agen, musée municipal, septembre 2017.

(10) Sans doute peut-on reprendre la liste établie par Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784, Paris, Mille et une nuits, 2006 (§2).

(11) Où l’on peut rejoindre le débat Art et politique : autonomie des champs (culture (= écart) et politique (= mésentente ou interruption) ; donc, seulement un parallélisme entre les deux champs, avec traduction ; entre les deux : la parole :

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