Spectateurs politiques ou spectateurs de la politique ?

(Version non publiée de l’article destiné au livre : Politique paillettes, Éd. R. Laffont, 2017, la version publiée étant plus ramassée)

 

 

 

Nous devons à Sylvio Berlusconi l’énoncé brutal du conflit mis en jeu par le travail du photographe Julien Prébel. Ce dernier vise à construire une sorte d’ethnographie des comportements politiques de notre époque. Il se concentre sur les meetings d’à présent au sein desquels les citoyen(nes) sont convoqués plutôt en « spectateurs politiques ». Selon la leçon de prédécesseurs célèbres, Conrad Poirier et Raymond Depardon par exemple, le photographe se mue, en revanche, en « spectateur de la politique » afin de mieux dévoiler ce phénomène tournant autour de ce qu’on appelle la « politique spectacle ».

Revenons d’abord à l’ex-Président de la République italienne, entrepreneur de médias. Il a salué par ces mots sa victoire lors d’une de ses élections : « J’ai été élu par mon public ! ». Ainsi se félicitait-il d’avoir bien conduit une campagne électorale/publicitaire coûteuse, et d’en avoir obtenu le profit politique attendu. Les citoyennes et les citoyens n’étaient plus, pour lui, que des « cibles » d’une politique ayant glissé dans cette forme spectacle. Suivant cette anecdote, le photographe a raison de s’inquiéter de la situation qui voue la politique au sensible et à l’esthétique.

Mais réfléchissons un peu. Le rapport entre le propos de Berlusconi et la position du photographe ne renvoie pas uniquement au constat de la mutation de la politique en spectacle. Il implique, comparativement, une autre idée de la politique et du meeting politique, la possibilité d’une autre forme de collectif susceptible de forger une impulsion, une forme d’éducation et une démonstration de force politiques – qui ne soient pas le fruit d’une esthétique, même si on a toujours pu s’y donner en spectacle.

Dès lors, deux questions se posent :

Qu’est-ce qui, dans la politique démocratique de mise en œuvre de la collectivité des militants, a rendu possible un tel déploiement de la dimension émotionnelle de la vie politique, si c’en est un nouveau, et la mutation esthétique des citoyen(nes)s en spectatrices(eurs) politiques ?

S’il existe bien une manière de devenir « spectateur de la politique », distanciée, critique, ouverte sur un autre avenir, par quels processus les « spectateurs politiques » peuvent-ils devenir, eux aussi, des « spectateurs de la politique » ?

 

Une inquiétude légitime 

 

Certains commentateurs de nos jours mettent en effet en circulation ces expressions « citoyen(ne) spectateur » ou « spectateur politique » afin de servir d’instrument de saisie, de compréhension et de critique des modalités de la vie politique du présent, en l’occurrence de ses impasses. Ils se répandent dans la presse écrite, dans les médias de l’image, en opposant, catégoriquement, deux « classes » de citoyen(nes)s, les citoyen(nes)s décidément spectateurs et consommateurs, voués à la passivité et au formatage, et les « vrais » citoyens, ceux qui agissent et s’engagent dans des activités civiques.

Ces expressions témoignent donc d’une inquiétude. Elle est manifestement liée à un certain héritage théorique concernant la notion de citoyen-actif, à l’idée d’une politique qui exclurait l’esthétique, ainsi qu’aux transformations actuelles des liens entre la société et les spectacles. Elle dénonce la politique présente par le vieux couplage : démagogue-hystérisation, lequel serait le moteur de déchainements des foules, de mimétismes ou de suggestions de groupe. Le meeting politique semble présenter alors l’évidence d’un spectacle, pensé en termes d’aliénation, de perte, de déclin, de disparition de la « bonne » politique qui devrait être accomplie par des acteurs garants d’une cité unie et non par des « spectateurs ».

Mais ce regard négatif sur le « spectateur politique » risque de le figer en essence d’une nature esthétique de la politique. Au cœur de cette inquiétude règne le portrait de spectateurs qui abdiqueraient sottement devant une politique de paillettes. Ils seraient devenus des consommateurs passifs et la démocratie serait perdue ! Ce regard voudrait dès lors se mettre au service d’un appel, d’une pratique de réveil des citoyen(nes) ou des spectatrices et spectateurs au sein de la démocratie parlementaire (la seule envisagée dans ces propos). Il faudrait que la spectatrice et le spectateur retrouvent le sens de l’action ! Mais par quels processus ? Par miracle, par éducation grâce aux intellectuels critiques, grâce à la lecture de cet ouvrage ?

 

Le risque d’une péjoration  

 

C’est que ces expressions (ou cette forme sous-jacente d’appel moral à l’action) sont promues sur un mode trop nostalgique d’une époque qui n’a jamais eue lieu. Elle dénonce caricaturalement nos contemporains citoyens, à partir d’une opposition factice avec « citoyen acteur », comme on opposerait les « bons » et les « mauvais » citoyens. Elle résume le tout de la politique représentative dans sa transformation en spectacle, en meeting ou en manifestation de rue attractifs, divertissants ou pistons des émotions.

Dans cette optique, le terme « spectateur » est pris en un sens péjoratif. Il décline une passivité et une soumission à l’illusion diffusée dans le « spectacle » politique – un parallèle étant souvent associé à cette considération, concernant les arts devant lesquels les spectateurs seraient aussi passifs. Comme si le spectateur, quel qu’il soit, ne pouvait pas ou plus devenir critique.

Et cette lecture du terme « spectateur », cette manière de l’entendre entraîne des considérations politiques bien courtes sur la (crise de la) démocratie contemporaine. Elles entrainent à parler alors de :

  • « fausse démocratie » (puisque le citoyen assisterait, il serait devenu sans s’en rendre compte un simple « spectateur », par fait de délégation ou de représentation) ;
  • « démocratie trafiquée » par fait de médias (puisque ceux-ci seraient les organisateurs du « cirque politique ») ;
  • « démocratie faussée » (et on pourrait corriger ce phénomène rapidement) ;
  • « critique nécessaire de la délégation » (qui rend « passif »), des hiérarchies, de l’absence de temps à consacrer à la politique (selon la voie ouverte par Platon).

 

Penser une émancipation

 

Pourtant, il existe toutes sortes de circonstances par lesquelles, dans la vie collective, chacun se pose en « spectateur » des affaires civiles, et positivement, afin de prendre des distances et de réfléchir. « Spectateur » peut donc être une notion positive. L’étude des arts le corrobore. Il se pourrait donc que le regard trop rapide sur les meetings et la foule déraisonnable soit insuffisant.

D’ailleurs si, pour une part, ces traits existent, ils ne donnent pas entièrement la connaissance de tous les aspects des meetings politiques : pourquoi s’y rendre, quelle y est la part de la volonté de montrer une force par le nombre, quelle fonction remplit un tel moment commun ? Ils ne disent pas non plus expressément que le meeting ne résume pas non plus toute la vie politique. D’une manière ou d’une autre,  le meeting, qui n’est que l’une des procédures ou une des institutions de la politique parlementaire ne prend sens que si on le restitue dans le champ plus large des luttes politiques : espace, temps, finalité, nombre, etc. Il n’est certes pas exclu que le meeting présente seulement une agrégation contingente destinée à servir de signe aux yeux du public des médias. Mais il est possible aussi qu’il donne lieu à la mise en œuvre d’une arène politique dans laquelle se déploient des enjeux légitimes, des valeurs agonistiques, des dramaturgies de la rencontre et des adhésions plus organiques, des significations imaginaires positives pour les transformations de la société.

Dès lors, il convient de s’attacher à penser plutôt l’émancipation toujours possible du « spectateur politique » en « spectateur de la politique ». Ce qui revient à valoriser en chaque citoyen(ne) deux ressources simultanément : le regard actif et l’action concrète, le citoyen pouvant devenir à chaque instant citoyen et spectateur de la politique, afin de réfléchir, de prendre une distance critique. Notre histoire démocratique en expose plusieurs versions : qu’il s’agisse du citoyen-spectateur de la Révolution française, du citoyen spectateur impartial de Adam Smith, du « spectateur de l’histoire et de la politique » d’Immanuel Kant qui, au droit d’une action (la prise de la Bastille, la chute de la monarchie…), se fait observateur actif des signes du progrès dans le chaos des événements humains, sans se plonger (momentanément ?) dans l’action concrète.

 

 

*   *   *

 

À supposer que ce processus devienne effectif, que le « spectateur politique » devienne « spectateur de la politique », que la politique soit pensée à partir de son rapport à l’esthétique, il n’en reste pas moins vrai qu’il est difficile d’assumer pleinement la position de « spectateur de la politique ».

Concernant les images les plus typiques des meetings-spectacles – citoyens affublés de chapeaux et drapeaux, visuels de ferveurs, d’applaudissements et de vociférations, manière d’isoler l’estrade comme une scène, masques et bergamasques, etc. –, il n’est pas indécent de souligner que le photographe doit être considéré lui aussi comme un déclencheur de la situation. Non seulement sa présence au meeting est prévue par les organisateurs, mais elle induit des attitudes de la part des participants. Ce n’est qu’à partir du moment où il cadre particulièrement ses images, parfois à partir du corpus des images politiques historiques, qu’il peut aussi s’écarter de ce que les politiques professionnels, les experts et les communicants veulent lui « vendre ».

Où l’on voit que les expressions avancées de « citoyen spectateur » et de « spectateur politique » n’ont pas vocation « naturelle » à servir de support à des propos politiques, sinon réactifs et nostalgiques, rarement promoteurs. Pourtant, elles ne renvoient pas à des essences ou des identités. Si elles désignent des attitudes typées (passif ou actif, inattentif ou sérieux, pétrifié ou réfléchissant, etc.), c’est de manière caricaturale. Or il convient de penser les formes de subjectivation politiques potentielles qui rendent effectifs ou non les exercices par lesquels se déploient des acteurs et spectateurs de la politique, ouvrant sur des futurs. Repérer ces formes devrait nous éviter de regarder le monde contemporain sous un angle crépusculaire.

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