Réenchanter le monde par l’art vivant ou contemporain, La participation : un leurre ou une autre pratique artistique ?

Intervention orale, accompagnée de visuels, à l’école des Beaux-Arts de Bourges, le 14 décembre 2016 

Christian Ruby*

 

Comment prendre acte de la nécessité de dépasser les avant-gardes artistiques modernes sans renoncer à agir sur la société (1), ou comment renoncer à avoir part à une révolution esthétique sans être indifférent à l’histoire ? Tel est, pour partie, le socle historique de l’idée de participation en art, au moment même où les manières de faire artistiques incluent, dans les œuvres, des transformations des modalités de la corrélation œuvre-spectateur qui se veulent contemporaines ?

Certes, cette pratique des arts propose des faits : des œuvres à activer ou « praticables », des pratiques relationnelles, des processions et des rituels, l’enrôlement de publics dans des stratégies réputées « actives »,… Ces faits artistiques sont à analyser, dans leurs réalisations et protocoles, ainsi que dans leurs prétentions à œuvrer politiquement à l’activité des citoyennes et des citoyens, etc.

Nous choisissons d’interroger plutôt leurs justifications. Une partie des légitimations contient l’objectif de « réveiller » le public, et une autre table sur un sentiment social de vide et de perte de sens, d’anomie, à combler par un « engagement des artistes auprès des publics », engagement en quelque sorte éthique. Dans les propos de certains artistes, tenus dans les revues d’art, dans les magazines, le lecteur rencontre à ce propos des formules qui – en outre, de prétendre s’excepter de l’ancienne esthétique – sont centrées autour des termes : participation, co-création, co-production, col-laboration (2),… autant d’incitations à la mobilisation des « gens » en art.

C’est à cette notion de « participation » que nous nous arrêtons. Elle prétend synthétiser la signification de pratiques artistiques apparemment diverses – quand il ne s’agit pas d’un appel à la contribution du public, bientôt devenue norme structurante de pratiques (y compris d’Etat) –, passées au rang de divinité du moment, au sens où, dans de très nombreux cas, cette idée de participation incite à croire ou pousse à faire croire qu’en éprouvant du commun physiquement, on le réalise politiquement.

En quoi cette notion (la participation) et les pratiques artistiques qu’elle recouvre contribuent-elles à réorienter l’histoire des arts ?

Est-ce que « participation » instaure un mode spécifique de production d’œuvres – s’inscrivant moins dans la dimension sensible que dans le partage du sensible du champ des arts (en remettant en question la hiérarchie des acteurs) ; instaure une forme de visibilité de cette pratique lui donnant son autonomie dans les arts (par différence avec d’autres pratiques) ; et l’articule à un ordre général des manières de faire (par rapport à la participation en politique (3), dans les entreprises, …) ?

Ces pratiques « participatives » qui prétendent bien mettre la question de la communauté et de ses formes au cœur même de la spectatorialité et de la citoyenneté, à quel degré et comment les articulent-elles (spectatorialité, voire spectactorialité et citoyenneté) ? Quel commun en résulte ? Et lorsqu’il s’agit d’art public, questionnent-elles la dimension politique des lieux ou celle des espaces publics ?

Afin de parcourir ces quelques perspectives et de tenter de réfléchir cette notion de « participation », nous proposons d’ordonner notre intervention autour de l’axe suivant : Puisqu’il s’agit bien de parts, de ré-partition et de partage dans la participation, fonde-t-elle un nouveau sensorium (de nouvelles capacités (4) pour le « spectateur » (regardeur, spectacteur, viveur, regardant, etc.)), ou simplement une nouvelle manière de vivre parmi les choses faite seulement d’une correction de la répartition des parts et des places (spatiales et temporelles) qui détermine le commun, d’adhésion au monde sensible actuel et de maintien des occupations de la cité ?

 Déclinaison de « participation »

Après analyse de quelques cas – notre première rencontre avec l’art de participation concerne une œuvre de Mierle Laderman Ukelès, RE-SPECT (produite le 28 octobre 1998, à Givors), élaborée avec les personnels municipaux de nettoyage et immédiatement traitée par la presse comme « un grand spectacle » –, relativement à l’art participatif, nous avons abouti à la conclusion suivante : l’art participatif – pensons à Clapping Group de Audrey Cottin, par exemple – ne nous semble jamais assez participatif pour les objectifs qu’il s’assigne. La participation se fait trop souvent réduction d’une hiérarchie qui déplace à peine les partages du sensible. Elle n’aboutit pas vraiment à une interférence entre les « spectateurs », laquelle deviendrait motrice d’une subjectivation et donc d’une émancipation. Certes, de telles pratiques artistiques fustigent l’état captif du spectateur qui semble ressortir d’autres pratiques, mais – à défaut de coïncider avec le vœu rousseauiste d’un art qui ne serait rien d’autre que le peuple se donnant à lui même le spectacle de soi (5) – elle maintient la distance qui donnerait sa pleine signification à une prise en mains par les citoyennes et les citoyens des politiques artistiques et culturelles : prendre en mains, par conséquent, les charges esthétiques.

Justement, il importe de savoir si la participation en art (6) – cela ne concerne ici ni les ateliers d’art, ni les animations culturelles, de surcroît, cela concerne moins la chose produite que l’acte de la produire (7) – déploie une transformation des formes d’expérience artistique et d’exercice esthétique, impliquant la déprise des modes d’organisation du partage du sensible dans ce champ, laquelle pourrait alors, par analogie, s’interpréter en termes politiques. Quel travail d’appropriation de l’artistique est possible dans un projet de participation, qui modifie la conduite du regard (ou de l’ouïe), la manière de moduler son attention, au point de permettre à chacun de penser l’ouvrage comme un processus qui pourrait être traduit ensuite dans d’autres termes et d’autres pratiques ? Et par là de s’émanciper, en convertissant ces capacités en autant de pratiques diverses (8), tout en sachant qu’une révolution en art ne coïncide pas immédiatement avec une révolution politique, ….

Encore, pour préciser ces perspectives, convient-il de procéder à un bref excursus lexical. Il n’existe pas de « participation » en soi et pour soi. En vertu de ce principe, il convient d’éviter la permanence qu’exprimerait le substantif seul et de l’employer préférentiellement avec un adjectif qualificatif ou comme qualificatif : le financement aussi est désormais participatif, comme Mathilde Monnier (City Maquette) veut faire participer des « actants » à une œuvre, etc. Il faut préciser exactement qu’on (qui ?) ne participe qu’à quelque chose (quoi ?) de déterminé, et en vue de quelque chose (pourquoi et pour quoi ?).

Remarquons alors que l’usage du terme « participation », pour les cas concernés – et dans lesquels nous n’englobons pas tout le champ de l’art vivant (Un/Nous, Sylvie Blocher), excluant tout un pan de l’art contemporain qui n’est pas concerné (Andreas Gusky, Louise Lawler, Tino Sehgal (9)) – incline à quelques difficultés. On peut en effet aussi participer (ou être obligé de) à une chorale nazie ou à l’émission d’un cri de guerre (de là la méfiance d’Antoni Muntadas !). Qu’en est-il du karaoké ?

À cet égard justement, les définitions les plus courantes de l’art participatif ne sont pas toujours éclairantes. Citons :

– « Il s’agit d’un art qui implique l’investissement de personnes, collectivement, le distinguant de l’art interactif. Les « gens » y sont le médium artistique central » (10) ;

– « D’une manière générale, participer signifie prendre part à une situation de telle manière que l’individu qui prend part et ce à quoi il prend part sont modifiés dans leurs intérêts de développement conjoints, respectifs, ou les deux » ((11), p. 12, Mac/Val, référence à la note 7).

Où l’on comprend au moins trois choses, qu’il reste à commenter, parmi d’autres que nous nous contentons de citer. Ce sont :

  • Que l’art participatif veut rompre avec l’art classique du face à face et l’art moderne de l’intervention, en dénonçant, pour ces cas, la spectatrice et le spectateur « passifs » (la question étant moins de savoir si c’est vrai, que de savoir pourquoi on le dit : sans doute parce qu’on confond réceptivité et réception et qu’on commente ainsi ledit « règne de l’image » à partir des notions de « mensonge », « passivité » et « illusion »? ;
  • Qu’il prétend être proche des « gens » en célébrant un « avoir part à », mais à partir d’un partage antérieur qui détermine les choses et a déjà donné forme à un « commun » ;
  • Qu’il remet sur le devant de la scène la question des rapports art et politique, mais en quoi est-ce que cette manière de faire artistique déplace le lieu et l’enjeu de la politique.

 

Et nous laissons en suspens les réflexions sur le fait :

  • Que l’art participatif veut aussi se démarquer de l’art ludique (12), des oeuvres à faire vivre seulement (descendre d’un toboggan de Carsten Höller, jouer autour d’une bicyclette de Claes Oldenbourg, …), du simple concours à l’exécution ou la réalisation d’une œuvre, de l’intervention programmée qui déclenche un effet programmé, ainsi qu’il en va chez Leandro Erlich ;
  • Qu’il récuse l’expérimentation dont se réclament par exemple G7 de Bourgeat (et le rôle du spectateur grâce à un détecteur de présence), le Portique de Familiari (être dans l’œuvre pour qu’elle fonctionne), ou Höller et les équipements d’expédition (1995) ;
  • Qu’il place l’artiste non pas devant un groupe de personnes réunies pour l’occasion du projet, mais plutôt à l’intérieur de ce groupe ; mais « il ne lui (à l’artiste) est pas demandé d’être un pédagogue, bien au contraire de rester identifiable comme artiste » (écrit Elisabeth Milon, in Colloque événement, Participation, Mac/Val, 2014, p. 51) ; mais on a le même propos dans l’expérience des Nouveaux Commanditaires de Xavier Veilhan (cf. le CDRom associé à l’ouvrage édité par les Nouveaux Commanditaires et présidé par François Hers).

En somme, l’idée serait qu’on participe à quelque chose – et non pas de quelque chose, ce qui nous renvoie à un autre cadre –, puisqu’il n’y a pas de participation en soi et pour soi. On participe à quelque chose – teilnehmen (prendre part) plutôt que mitarbeiten (collaborer dans une entreprise) – qui est déjà là, ou à une opération qui est proposée mais qui est par avance déterminée (même si la participation la fait bouger par la suite). On participe à […] dans la mesure où le lien entre l’œuvre prévue et le spectateur inclut une sollicitation première, laissant néanmoins une place pour un « maître du jeu », et une implication de personnes extérieures. Mais pas nécessairement une collaboration mutuelle et réciproque, sans « maître ». La perspective de surplomb demeure.

Les devenirs spectateur

L’équation fondatrice de nombreuses pratiques artistiques contemporaines semble être la suivante : l’art contemporain participatif remettrait légitimement en cause la passivité de la spectatrice et du spectateur classiques et modernes. Il donnerait corps à l’idée d’un investissement des spectateurs dans le champ de l’art, voire de la politique. Il en finirait avec l’indifférence à l’égard des oeuvres trop longtemps enfermées dans les institutions (les musées), qu’on se réclame ici de John Dewey (Making by doing) ou non. Enfin, il rendrait immédiatement actifs les participants.

Il est inquiétant de reconnaître dans ce mode de légitimation de l’art participatif un trait de raisonnement que l’on croyait aboli. Il suggère que les participants (ex-spectateurs) passeraient de rien à quelque chose, du passif à l’actif par la seule vertu de la participation. Certes, on peut comprendre ce slogan dès lors qu’un artiste veut défendre sa pratique. Il lui sert de support. Mais il n’est pas moins erroné, tant dans sa version artistique – le spectateur « actif », sous les espèces du participant, de l’acteur sans qualité, occasionnel – que dans sa version politique en général induite dans le propos – le citoyen « actif », sous les espèces d’une sociabilité heureuse. D’autant qu’il remet l’art en position aristocratique de réformer le monde.

Or, pas plus qu’en anthropologie, on ne passe de la nature à la culture, parallèlement du passif à l’actif, sauf dans les discours racistes, pas plus, en esthétique, le spectateur-regardeur ou participant ne passe du passif à l’actif dans la réception des oeuvres. Mais toujours, il passe d’un type d’activité à un autre type d’activité.

Ce trait de légitimation reflète surtout un mécompréhension de la conception de la corrélation œuvre-spectateur, dans le cadre de l’art d’exposition, et une incapacité à approcher les différentielles de logique entre des formes classiques de la corrélation – élévation, formation ou expérience (13) – et des formes ciblées comme « contemporaines » : la participation notamment. Et entre les deux, on oublie de prendre en compte la notion d’exercice esthétique.

Aucune œuvre d’exposition classique – l’œuvre d’adresse indéterminée à n’importe qui – n’existe comme telle si elle n’est pas activée par un spectateur. Cette activité – qui prend là le sens d’une élévation – est nécessaire afin de faire jouer la corrélation qui donne ses significations à l’art d’exposition. Se confronter à une œuvre classique, devenir par conséquent un spectateur classique, c’est apprendre la bonne distance (par exemple, par la perspective), apprendre à poser le problème de la fiction (par exemple, grâce à la notion d’art et à la redistribution des mots et des choses), apprendre encore à se concevoir de manière « esthétique », en s’élevant à la dimension de l’universel par le jugement. Bref, être actif (14).

L’esthétique ou la référence esthétique déploient et codifient, à partir du XVIIIe siècle, une grande profusion d’exercices (donc d’activités) destinés à stabiliser/prescrire un certain art du spectateur. Ils sont renforcés dès l’époque où les transformations sociales impliquent à la fois une extension du domaine du spectacle, des arts et des pratiques artistiques amateurs et une demande élargie d’accès aux arts et aux spectacles, voire une mutation des pratiques artistiques, sur fond de révolution, soit dès le début du XIXe siècle.

Un bref répertoire d’attitudes, témoignant des vigueurs de cette figure, inclurait : des manières de s’asseoir, de déambuler, de faire le brouhaha (c’est le mot depuis Molière, Les précieuses ridicules, scène 10), des applaudissements, cris, murmures, bâillements, rires, apostrophes, sifflets et autres « passions » ou appréciations élogieuses, de bons mots intempestifs, de l’animation voire de l’agitation au cours d’un spectacle, des manières aussi d’être absorbé par lui, d’être saisi, enthousiaste ou rebelle, fasciné ou détaché (15). Toujours domine une sensibilité active, cherchant à éclore en langage permettant l’appropriation de l’œuvre seul ou à plusieurs en se muant en paroles au sortir du spectacle ou du musée. Bref, se montre ici qu’on apprend très activement à se penser comme « spectateur », à accéder à une compréhension du devenir de soi dans et par l’art, une compréhension du rapport au monde par l’œuvre d’art ou de culture, dotée d’expressions esthétiques.

Il en va de même, pour aller vite, de l’art moderne et de la mutation qu’il opère de la corrélation avec l’œuvre, en la soumettant à une formation conduite par les avant-gardes. Le regardeur y devient non moins actif, si de surcroît, c’est le regardeur qui fait le tableau (Marcel Duchamp).

En un mot, non seulement on ne nait pas spectateur (un être), il y faut une formation, on le devient (une activité), mais encore l’histoire des arts nous propose plusieurs modalités de ce devenir : classique, moderne, contemporain, etc. (pour ne pas évoquer les problèmes interculturels). Modalités qui peuvent se superposer. Parmi ces modalités, la participation et ses espoirs, qui ne peuvent cependant consister à « réveiller » les spectateurs. Ils ne sont ni passifs, ni endormis, ni bêtes !

Le commun : consensus ou dissensus ?

Deuxième légitimation : être (plus) proche des « gens » (mais en quoi et pourquoi l’art devrait-il coïncider avec « le peuple » ?). L’art de participation se donne ainsi immédiatement une dimension sociale, reposant sur une double critique :

  • Celle de l’artiste génie, supérieur, isolé, etc. ; critique, au demeurant, classique ;
  • Celle de l’art éloigné des « gens » ; qui est un lieu commun des esthétiques du début du XXe siècle ;

Cette double critique laissant croire qu’il existe un lien intrinsèque ou d’essence entre « les gens » (le « peuple ») et l’art. Et le fondement de ces critiques, pourtant très sages et classiques, repose sur l’invocation d’une coïncidence qui aurait été détournée (entre le « peuple » ou les « gens » et l’art).

Ce qui évidemment impose de revenir sur une question centrale suggérée au tout début de cette intervention, et qui tient au fait que toute perspective artistique dans le cadre de l’art d’exposition pose le problème global du « commun » de référence, même si ce n’est pas dans les mêmes termes ; comme se trouve posée la question du rapport au « peuple » requis autrefois par les avant-gardes, et qui n’est pas du tout identique « aux gens » qui sont désormais les objectifs visés par l’art de participation. Dans un cas, la référence portait à une détermination politique. De nos jours, la référence est indifférenciée. D’une certaine manière : « ceux qui se trouvent là », on dit aussi « les habitants ».

Cela étant, entre le spectateur contemplatif classique, le regardeur moderniste et, dans l’art contemporain, le spectacteur voire le participant, il n’y a pas seulement une différence historique – d’autant que toutes ces pratiques se dispensent encore de nos jours –, il n’y a pas non plus seulement une différence de modalité esthétique, il y a aussi un conflit dans la manière de poser le problème du commun.

Pour reprendre le droit fil de ce qui précède :

– Le sourire de la Joconde repose sur le présupposé d’un sens commun unique à faire valoir pour tous, mais il s’agit d’un commun qui prend la forme d’un universel abstrait ;

– Les œuvres modernistes, de Tatline et autres Maïakovski, reposent sur le présupposé d’un sens commun à refaire, parce qu’il est fracturé et requiert un remodelage complet, mais il demeure un universel abstrait quoique renversé ;

Par sens commun, entendons ici plusieurs choses. Notamment que l’art d’exposition présente une vocation publique, il ne s’agit pas de le réduire au déballage d’une intériorité qui aurait été trop longtemps gardée secrète. Au contraire, l’œuvre d’art participe à la constitution d’un monde commun parce qu’elle ne nous enferme pas dans une expérience prisonnière des affres d’une subjectivité qui se voudrait fondamentalement ineffable. Elle présente cette caractéristique de faire intervenir des formes symboliques qui, comme telles, sont nécessairement communicables en puissance ou donnent lieu à une expérience qui peut être mise en commun.

Sens commun, enfin : cette expression est le nom de la convergence des évaluations et de l’admiration des œuvres d’art d’exposition dans une situation donnée. Le sens commun incarne symboliquement la civilisation, dans la philosophie du XVIIIe siècle. Il fonctionne à partir d’une imputation d’universalité à un principe ou à une œuvre. Dès lors il ou elle devient une valeur plus ou moins partagée dans le contexte donné.

C’est ce sens commun que les avant-gardes interrogent et prennent à parti parce qu’il était élitiste dans les pratiques classiques. Qu’il reposait (et repose encore) sur un partage du sensible à transformer.

Quelle part prend l’art participatif à de telles mutations ? Et qu’apporte-t-il de plus que l’art d’interférence, qu’il s’agisse de performance ou non, qui a pour point d’appui l’idée d’une communauté faite qu’il convient de refaire (il a compris qu’on ne passait pas de la nature à la culture, mais d’une activité à une autre), ainsi que l’idée d’un potentiel universel concret, discutable dans l’espace public.

Il nous semble, à ce propos, que l’art participatif tombe souvent dans les difficultés suivantes :

  • Pour mémoire, nous venons de le souligner, l’idée d’une communauté qui n’est pas et qu’il convient de fabriquer sans doute ex nihiloà partir d’une nouvelle religion civile qui tournerait autour du culte de l’art ;
  • L’érection de la participation en moteur d’une opposition à l’individualisme que déploieraient nos sociétés ; position, morale ?, assez banalement partagée par les « philistins de la culture », selon laquelle il importerait d’extirper le spectateur de son attitude consommatrice ;
  • Vouloir promouvoir un idéal démocratique, à partir d’une conception religieuse du partage (très éloignée de celle de Jacques Rancière (16)), sur le mode : tout le monde peut… enfin, les « gens » font quelque chose ensemble ; la démocratie participative est en marche, … ;

On remarque en outre que malgré de nombreuses références, on n’est cependant jamais vraiment du côté de Guy Debord. Mais du côté d’une imitation de son discours. L’art participatif se contentant, le plus souvent, de créer des situations dans la bataille des loisirs. Or, chez Debord, il y avait l’analyse du leurre de la dimension participative organisée par une société désormais unifiée dans l’acte de consommation. Il voulait faire du spectateur un « viveur » (17).

Ce qui est justement clair, dans cette situation, c’est que l’action de participer ne suffit pas à créer les conditions d’une action qui transformerait la situation… D’autant que la participation, au sens actuel du terme, est singulière et débouche peu sur des formes de récits partagés, sur des formes d’échanges en ouverture d’avenirs.

Conclusion : La part éthique de l’art de participation

L’ensemble de ce propos est évidemment destiné à être discuté. Sa logique est celle-ci : la prétention de faire vivre le rapport art et politique dans l’art participatif est trop limitée ; elle veut déléguer la politique à l’intervention des spectatrices et spectateurs dans ce qui est préparé pour elle ; elle n’ouvre pas le champ de la prise en main de la politique culturelle par les citoyennes et citoyens… Il nous semble qu’il conviendrait de défendre plutôt l’idée d’une participation des citoyennes et des citoyens à l’élaboration des politiques artistiques et culturelles…

L’art de participation peut-il assumer ce rapport et comment ? Ou se contente-t-il de réenchanter le monde ?

En tout état de cause, il n’est probablement pas du côté de l’émancipation.

D’ailleurs, il n’y a pas d’art de l’émancipation (ni d’art d’émancipation en soi), mais des rapports émancipatoires aux œuvres d’art. Il nous semble, dans le cas contemporain, que le rapport émancipatoire passe par la démarche suivante : si l’on veut rompre avec l’art classique qui prétend élever à l’universel (abstrait), et avec l’art moderne qui s’enferme dans la prison des signes, alors il convient, en rapport avec les œuvres actuelles de se demander : comment l’œuvre me fait-elle spectateur et quel spectateur veut-elle faire de moi ?

C’est sans aucun doute la seule perspective qui permet de distinguer : l’ancienne esthétisation du pouvoir, l’esthétisation du politique, l’esthétisation de la politique, ou une politique esthétique civique.

Mais de nombreux exemples montrent que l’art participatif – au sein duquel des artistes se prennent pour des opérateurs de démocratie – se contente d’un tournant éthique, qui se soutient d’empathie, de relation interpersonnelles, de coopération joyeuse, de fabrication d’événements communs, en le projetant sur fond d’idéal émergeant d’une démocratie participative et de l’émergence de la participation en tant que paradigme d’appréhension du contemporain (notamment chez les médiateurs culturels). Ces velléités de proximité et d’activation de l’espace public, pour employer une formule générale, peuvent-elles être assimilées à la définition de nouvelles pratiques artistiques, à un approfondissement des règles du jeu démocratique, à l’expansion d’une illusion (celle de la participation « authentique ») ou à un type inédit de contrainte sociale (Danilo Martucellli), ou à tout cela à la fois ?


Notes :

(1) Cf. Le groupe de 3 artistes turques, Oda Projesi affirme ne pas vouloir chercher à améliorer ou changer la situation (au sens de l’art d’intervention des avant-gardes, qui s’empare des situations et sabote l’idée même de chef-d’œuvre afin de mettre en avant l’agir social, le changement de la vie, mais qui apparaît désormais comme condescendant à l’égard du public) : « échanger pas changer ».

(2) Nous reviendrons sur les différences entre participation et collaboration (conçue comme économie collaborative), et les logiques dites contributives, voire celles de l’activation…

(3) La participation politique, sous forme d’injonction institutionnelle, a non moins d’ambigüités, n’oublions que « Mai 68 » était rebelle à la participation gaulliste.

(4) Celles de déjouer son horizon d’attente, de suspendre les représentations habituelles, de défaire les sens uniques, de déclencher de nouvelles associations d’idées…

(5) Propos repris dans La Mort de Danton de Georg Büchner, par le personnage de Camille Desmoulins (opposant à Danton le vrai théâtre qu’est la rue).

(6) Cf. aussi le développement des techniques d’immersion ou d’interactivité dans les domaines cinématographique et audiovisuel (Massuet, 2012 ; Jullier, 1997 ; Livingstone et Lunt, 1992). Mais la figure déborde les arts : cf. les plateformes en ligne permettant un soutien actif des publics à la production des œuvres ou au mécénat (Ordanini et al., 1995), en passant par les pratiques expressives multi-écrans invitant au partage, à la recommandation, au commentaire ou à la critique (Allard, 2005 ; Jeanne-Perrier, 2010). Enfin, extension encore : le « tournant de la réception » dans les cultural studies à partir des années 1980, qui veut saisir aussi bien les formes de participation les plus visibles, notamment incarnées par la figure du « fan », que les modes d’engagement actif les plus ordinaires. Parallèlement, en France se développe une sociologie de la réception centrée sur l’activité interprétative des publics du cinéma, de la télévision et du spectacle vivant (Odin, 2000 ; Esquenazi, 1994 ; Leveratto, 2006 ; Ethis, Fabiani, Malinas, 2008).

(7) Cf. Jean-Pierre Cometti, Participer : « à » quoi et « pour » quoi ?, in catalogue, Colloque événement : Participa(c)tion, Mac/Val, 2014, p. 51, p. 39 : « « Participer » n’a pas grand intérêt si cela veut simplement dire prendre part au fonctionnement d’une œuvre : cette participation va de soi ; seules les modalités en sont variables ».

(8) « Ce qui est important dans l’émancipation c’est la capacité de sortir en quelque sorte d’un système déjà établi, de pouvoir modifier son regard, son langage et ainsi de suite » (jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam)

(9) Tino Sehgal : la disparition de l’objet, la dépendance de l’œuvre au visiteur…. Cf. Palais de Tokyo, 2016.

(10) Stéphanie Airaud, répétant Claire Bishop, in catalogue Mac/val, op.cit., p. 51. À l’expression « les gens » nous préférons celle de « individu anonyme », ou de « n’importe qui ».

(11) Joëlle Zask, in Mac/Val, op.cit, p. 12.

(12) Même si, dans le jeu, ce qui est intéressant est l’oscillation entre l’appartenance au monde et la distance : ce n’est qu’un jeu, un monde au sein du monde, et l’ouverture sur la question de la règle.

(13) Qui sont autant de manières différentes dont les pratiques artistiques proposent des figures de la communauté : figure hiérarchique de la communauté (élévation), figure démocratique de la présentation (formation), etc.

(14) Et on ne cesse de commenter cela dans l’esthétique classique : il est étonné, enlevé, éprouvé, captivé, touché, entrainé, et pourtant immobile dans son siège. Il doit actualiser les ellipses, remplir les indéterminations. Bref, chacun note le rôle actif de la conscience dans la construction de l’objet esthétique. Par le regard : « L’imagination du spectateur doit compléter de façon créatrice le dessin des allusions données en scène » (dira encore Meyerhold, en 1907, dans son Journal).

(15) En ce qui regarde les concerts – sur le principe d’Alain-René Lesage, La Première représentation, prologue aux Mariages du Canada : « Quand je siffle et quand j’applaudis, je fais le destin d’une pièce » (1721, Paris, Honoré Champion, 2009) -, les historiens considèrent que les applaudissements émergent à partir de 1820. L’extériorisation des émotions est reportée à la fin du concert. Pour l’absorption, cf. ETA. Hoffmann, Don Juan. Jusqu’à Richard Strauss, Ariane à Naxos, on applaudit par politesse ; chez Franz Kafka, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris (1924, Paris, Gallimard, Folio, 2000), on applaudit sans réfléchir,…

(16) Le « partage du sensible » fait voir qui peut avoir part au commun, le système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir, cf. Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12.

(17) Evidemment en un sens nouveau et non comme l’écrit Balzac (La Peau de Chagrin, Paris, GF, p. 207), « Je devins un viveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie ».

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