« Spectateur citoyen », « citoyen spectateur », ou… ?

Texte rédigé en 2014, destiné au Rapport d’activités, Session IX, 2013-2015, de l’Iheap, Paris, non encore publié.

Christian Ruby

     Pour qui croirait que le déterminant de la spectatrice ou du spectateur d’art et de culture (lecteur, auditeur, amateur,…) est la trajectoire et l’opiniâtreté du travail du regard (ou de son oreille,…), les discours les plus répandus à leur égard peuvent passer pour l’objet d’un grand découragement ! En laissant de côté une revue de détail, leur examen sommaire réserve, en effet, des surprises de taille. La spectatrice et le spectateur, toujours conçus comme des « êtres », sont traités par le plus grand mépris, justes bons à être égarés dans les espaces de l’art et de la culture en aveugles irrémédiables.

     Parallèlement, le même mépris, alimente les gestes de censure de nos jours, lesquels reposent sur l’idée selon laquelle le spectateur ne doit pas être livré seul aux œuvres d’art et à n’importe quelle œuvre, parce qu’il n’en pourrait tirer quoi que ce soit par lui-même (1) ! Soi-disant en faveur du spectateur, ces discours dessinent une topologie des ténèbres esthétiques qui ne manque pas de fortifier une conclusion certaine : tout échapperait au spectateur, il serait incapable d’appréhender les œuvres correctement, et devrait demeurer sous le magistère de ceux qui savent et sont susceptibles de lui transmettre les « bonnes » valeurs.

     Ces séries de discours sont même doublées par une série d’autres pensées réputées profondes qui tentent de mettre en circulation les deux expressions de « spectateur citoyen » et de « citoyen spectateur », afin de servir d’instrument de mesure et de compréhension de la vie culturelle et de la vie politique, de leurs impasses et/ou promotions. Ces expressions s’articulent aux et complètent les précédentes, exploitant toujours ce fond péjoratif : les citoyens sont devenus des spectateurs de la politique, ils n’agissent plus ; les spectateurs ne sont pas assez citoyens, ils regardent n’importe quoi.

     Mais en une sorte de balance inverse, chacun suppose partout l’existence ancienne d’un spectateur acteur de la culture, d’un modèle qu’il faudrait ré-exalter, et la possibilité d’un acteur citoyen qui dominerait nettement les impasses de l’époque en transmuant d’un seule coup le domaine de la spectatorialité en un espace de réalisation de l’existence citoyenne.

     Autant dire franchement que, de partout, on se méfie de la puissance potentielle de la spectatrice ou du spectateur citoyen(ne). Qu’en est-il donc d’elle ou de lui, de nos jours, pour les voir ainsi en proie à une telle confrontation sans nuance, tantôt incapables, tantôt triomphants ? Et si, d’aventure, on se refusait à cette sorte de Bourse intellectuelle où les doctrines, les dogmes les plus simplifiés ne font jamais l’objet de critique sérieuse et fluctuent en permanence, il deviendrait sans aucun doute possible de s’attaquer plus sérieusement à la matière en question.

     Dans ces conditions, la proposition qui nous est faite de prendre part à la publication du Rapport d’activités, Session IX, 2013-2015, de l’Iheap, en tirant, pour la question du spectateur, des motifs de réflexion de la situation qui lui est faite de nos jours et des discours récents tenus à son endroit n’est évidemment ni décalée par rapport à notre travail portant actuellement sur l’édification d’une histoire culturelle européenne du spectateur, ni déplacée par rapport à l’étonnement que suscitent les propos ci-dessus relatés (2). Elle est recevable dans ce travail parce que la question des liens entre citoyen (le juste) et spectateur (le beau), du moins en termes traditionnels, y est posée dans le cadre classique qui, simultanément les invente en les séparant (la fabrication du spectateur est structurellement concomitante de celle du citoyen, mais temporellement décalée, le citoyen étant demeuré sujet du roi plus longtemps) et en pose la réunion dans l’invention de l’esthétique (liant sensibilité et politique par la sensibilité aux œuvres et aux partages du sensible). Elle est évidemment centrale aussi dans le modernisme, mais à d’autres titres, cette fois critiques. Elle est encore recevable, dans l’approche de notre époque et de ses contradictions, au moment même où des pratiques artistiques se focalisent sur le spectateur (des écoles du spectateur dans les théâtres aux œuvres sur les spectateurs et au regain de la « participation » (3) dans les arts, démarches toutes plus ou moins marquées au sceau de la conscientisation) (4) aux fins de le « réveiller », ou aux fins de maintenir un « art critique » en vue d’une transformation de la société (5). Elle est enfin attachée encore à la perspective pratique de l’émancipation, quelle qu’en soit la signification pour l’instant (6), telle que l’art contemporain l’aborde, mais en réfutant l’image répandue d’un spectateur passif.

     En cela elle devrait nous conduire à la critique des entreprises qui insèrent cette question du « citoyen spectateur » dans une visée purement distinctive et nostalgique.

L’empreinte du temps

     De cette visée, dans son actualité, prenons-en pour témoins quelques propos de spécialistes censés connaître nos sociétés et la manière dont elles fonctionnent. Comme on va le lire ci-dessous, ces propos se referment sur un double point commun : considérer le spectateur d’art et de culture comme un être incapable et passif (spectateur citoyen), et par conséquent requérir sa mutation urgente ; appréhender le citoyen dans la politique comme un être passif et appeler sa conversion immédiate en acteur (citoyen spectateur). « Spectateur citoyen » et « citoyen spectateur » sont enfermés dans la même péjoration.

     Dans la sphère de la culture et des arts, nul désormais ne peut être insensible à ces discours de metteurs en scène ou de réalisateurs et d’artistes, répétitifs, au sein desquels il est question de réveiller le spectateur citoyen, synonymement indifférent, passif, ou de favoriser la mutation du spectateur ou de l’habitant en « vrai » citoyen, synonymement cette fois actif, participant. Ainsi, par exemple, commentait-on, en 2013, en Avignon, le spectacle du Faust de Goethe : « Sujet d’un très long spectacle (8h30), de l’artiste allemand Nicolas Stemann, l’œuvre de Goethe a donné le la de la conduite à tenir pour chaque citoyen spectateur » (Presse d’Avignon). Cette même opposition parcourt fréquemment les arts de la rue (7). Elle traversait déjà les commentaires de Fabienne Pascaud (2008, Avignon) à propos du théâtre citoyen de Stanislas Nordey : nous croyons « avoir joué suffisamment [notre] rôle de spectateur citoyen »,…

     Les institutions ne sont pas en reste sur ce plan. Il suffit à cet égard de parcourir la Charte du spectateur citoyen (ce texte est placé en annexe) qui ne conçoit le citoyen qu’au titre de remède au mauvais spectateur.

     Élargissons le champ d’exploration. La référence au spectateur citoyen se fixe souvent dans un propos général partant de la politique pour condamner l’esthétique, le spectacle, fauteurs de trouble. Martin Moschell incite à utiliser la notion de « société des spectateurs » (8) (notion différente de celle de Guy Debord, la « société du spectacle »), laquelle est censée théoriser la passivité générale des « citoyens-spectateurs » sous l’effet de la drogue consolatrice des divertissements, et donc des médias. L’auteur l’oppose à la société des « citoyens acteurs ». Sous cette opposition, il avance le postulat politique selon lequel nous serions enfermés dans le cercle vicieux de la domination (fabricant le « citoyen spectateur ») dont nous ne pourrions nous extraire qu’en refusant, individuellement et collectivement, de nous laisser consoler par le divertissement, ce qui revient à devenir acteur de l’histoire par l’adoption de l’attitude philosophique dite de l’inconsolation… (c’est le « citoyen acteur »). Où l’on voit que l’auteur oppose « société des spectateurs » et « société des acteurs », comme il oppose « spectateur » et « acteur » en ce qui regarde la société présente. Il oppose ces deux notions de front, comme des entités… Pour lui, par ailleurs, pas de multiplicité envisageable (on ne peut pas être à la fois…).

     En un sens voisin, il est aussi des propos tentant de susciter des réactions politiques : ainsi en va-t-il du titre d’un article de Le Monde, 4 juin 2010, signé Jacques Testart, et intitulé Le citoyen spectateur, pour combien de temps encore ? (à propos d’écologie). L’article véhicule la même opposition spectateur/acteur, dans l’espoir de voir rapidement nos concitoyens se « réveiller », tout comme « la » démocratie, au profit d’une démocratie délibérative ou participative, qui éviterait l’écueil de l’endormissement. « Citoyen spectateur » est à nouveau une expression négative (9). Il devrait être acteur par son côté citoyen, mais il est passif par son côté spectateur.

     Il est un peu vain de répertorier ces discours qui fonctionnent à la fois sur le registre du constat (il existe des spectateurs citoyens) et sur le registre performatif (ne soyons plus des spectateurs citoyens). Ils étendent leur influence de la vie quotidienne aux arts, en passant par le champ politique (10). Spectateur est un terme qui énonce une passivité ; citoyen est un terme qui énonce une activité.

Écart

     Prenons un peu de distance avec ces propos massivement négatifs par rapport au spectateur (11). D’une manière ou d’une autre, cette expression (« spectateur citoyen ») semble avoir de l’intérêt, au moins parce qu’on la diffuse (en espérant produire des effets). Cela dit, ce n’est sans doute pas en vain qu’elle émerge de nos jours. Voire qu’elle ré-émerge de nos jours, ainsi que nous aurons à le montrer.

     Aujourd’hui, elle témoigne au moins d’une inquiétude manifestement liée aux transformations sociales, aux changements intervenant dans la société, aux déplacements des objectifs des luttes sociales, aux nouvelles pratiques artistiques et aux nouveaux liens, si tel est le cas, entre la société et les spectacles, tous pensés en termes de perte, de déclin, de disparition. Qu’on les appelle : spectacularisation (Régis Debray, Alain Finkielkraut,…), esthétisation (Gilles Lipovetsky), consommation, tertiarisation, « dépolitisation », voire « monde de l’écume » (Peter Sloterdijk), ou « monde gazeux » (Yves Michaud), … L’idée semble partout semblable : les spectateurs abdiquent devant le spectacle, ils n’entretiennent plus avec lui de distance, … le spectateur est devenu un consommateur et la démocratie est perdue…

     Encore cela ne s’entend-il, même si ce n’est pas explicite, que par différence avec un modèle de spectateur, réputé éclairé, et immédiatement citoyen, dont nul ne se fatigue à esquisser la réalité ou l’histoire. L’expression utilisée se contente de suggérer son existence, le plus souvent d’ailleurs dans celui qui profère le propos, et à partir d’un montage plus ou moins théorique :

     Nous vivons sous le règne de l’image, et d’images qui sont violentes et compulsives ; ces « mauvaises » images impliquent la fabrication de « mauvais » spectateurs », ces « mauvais » spectateurs » ne peuvent être que de « mauvais » citoyens ; par conséquent, la démocratie (non définie) est mise en péril (on peut d’ailleurs remonter cette chaîne dans l’autre sens ! Pour que la démocratie ne soit pas en péril, il faut…). 

     Dès lors et sous ce mode, cette expression voudrait devenir une expression active, et le plus souvent se mettre au service d’une pratique de réveil (12). Il faut en quelque sorte que le spectateur en se remettant à fréquenter le beau retrouve le sens du juste !

     Remarquons cependant que cette expression sert en vérité, et pour la plus grande part, à faire référence aux mutations des réflexions sur des changements et sur des attitudes de nos concitoyens, plutôt qu’à des enquêtes avérant ces phénomènes. Ces mutations déplacent aussitôt la description vers des énoncés de valeur, et de valeurs prenant un sens mélancolique ou nostalgique. Il n’est justement pas indifférent de remarquer que cette expression (spectateur citoyen) est directement associée et adaptée à une entreprise de péjoration de nos concitoyens. En perdant le sens du beau, ils perdraient le sens du juste !

     Et c’est bien à ce titre qu’elle suscite des représentations (ou en est une) qui jouent un rôle de schème pratique d’intervention. Que ce schème soit orienté vers l’idée selon laquelle le citoyen ne doit pas être spectateur et, lorsqu’il l’est, doit être réveillé par une éducation politique ; ou vers l’idée selon laquelle l’art (qui n’est pas le spectacle) doit aider à le réveiller (le citoyen spectateur ou l’habitant spectateur, …).

     Où l’on voit aussi que ces propos qui ne sont pas exclusivement centrés sur l’art, fusionnent avec la question générale des rapports arts et politique (13), ou beau et juste. Et enfin que le beau y est placé en facteur du politique. 

Une expression ambivalente

     C’est l’aspect décisif de la question ouverte ici ! Car, formellement, ces expressions (« spectateur citoyen » et « citoyen spectateur ») ne disent rien en soi, de positif ou de négatif. Et d’ailleurs, elles côtoient bien d’autres couplages possibles – y compris le célèbre couplage, fait pour paraître paradoxal, du « spectateur engagé » appliqué à Raymond Aron (14), malgré lui, (renouvelé en 2012, par Valérie Trierweiler, journaliste, à l’époque compagne du Président de la République, François Hollande, « je suis une spectatrice engagée »).

     Tentons de repérer les valeurs pratiques potentielles de ces expressions (pas les significations). Elles sont au nombre de quatre :

     Soit qu’on les pense en correspondance descriptive avec une réalité présente (il y a des « citoyens spectateurs », qui n’agissent pas, qui assistent, qui s’isolent et des « acteurs »), sur le seul mode du constat de fait (et il n’y a rien à faire) (15) ;

     Soit qu’on les mue en jugements de valeur (il y a malheureusement des citoyens consommateurs et des citoyens acteurs), avec solution envisagée : il faut que les premiers se convertissent (injonction ou idéal régulateur (16)) ;

     Soit qu’on les mue en pratique du réveil (il y a des « citoyens acteurs » et des « citoyens consommateurs », les premiers doivent s’assurer d’être des citoyens spectateurs et servir de médiateurs au réveil des seconds), sur double fond : nostalgique (il ne devrait pas y avoir…) et combatif (heureusement, il y a …) ;

     Soit qu’on les pense comme rappel d’une nécessité : il n’y a pas de scandale à ce qu’il y ait des citoyens-spectateurs, des spectateurs citoyens, et qui soient aussi des citoyens-acteurs, puisqu’il est requis de réfléchir, et que « spectateur » constitue une telle instance de réflexion. 

     Où l’on voit que les valeurs accordées aux expressions sont une fonction d’une présupposition, celle du couplage d’opposés : spectateur et acteur (ou de son refus) :

tableau

On comprend alors pourquoi ce rôle de schème pratique d’intervention est traversé par plusieurs clivages, dont le principal oppose :

  • D’un côté, ceux qui s’engagent négativement dans l’exploitation de ces expressions à partir d’un couplage : illusion vs vérité, mort vs vif, subi vs voulu, formatage vs libération, voire homo festivus vs acteur (Philippe Murray (17)), ou encore regarder vs agir (comme le résume Jacques Rancière (18)) et pour lesquels le spectateur doit cesser d’être spectateur afin de devenir acteur ou agent (mais de la seule démocratie représentative, parfois révisée en participative), et le politique ou l’artiste doivent rendre au spectateur la possession de sa conscience, tantôt par une conversion spontanée, tantôt par une médiation externe (celle des intellectuels conscients ou des artistes (19)) ;
  • De l’autre, ceux chez qui, au contraire, domine la représentation d’un processus possible de redoublement des citoyens (automédiation), spectateurs et acteurs autant de spectacles que de leurs propres opérations dans une démocratie représentative qui intègre le spectacle ou dans une autre démocratie toujours à construire.

     Immédiatement, on vient de le souligner, chaque expression est curieuse, parce que citoyen et spectateur sont deux termes que l’on y oppose, comme actif et passif ; de même que l’on oppose symétriquement politique et esthétique. Alors que cette image d’une opposition apparemment évidente n’a de signification que si on rapporte citoyen et spectateur, en raison inverse et sous le même rapport, au même objet (par ex. la politique). Car si on rapporte citoyen à un objet (la politique) et spectateur (à un autre, par ex. les arts), il n’y a plus d’opposition négative évidente.

Le schème réactif du spectateur disqualifié

     Certes, cette expression (ou ce schème pratique) est massivement promue sur le mode nostalgique, afin de mieux dénoncer nos contemporains, à partir d’une opposition (simple) avec « citoyen acteur » ou en confusion voulue avec « spectateur consommateur » (20).

     Par exemple dans l’Encyclopédie du développement durable : « La participation ne se réduit pas à l’information ou même à la concertation car le citoyen doit être un acteur, pas un spectateur, et il ne suffit pas que le public “participe à un débat” pour prétendre qu’il choisit son avenir alors qu’il n’a pas réellement participé à la décision ».

     Il est vrai qu’une telle opposition simple, cette expression (citoyen spectateur) peut la manifester effectivement (cela dépend de la manière de la lire), car l’expression citoyen spectateur peut sembler présenter un oxymore par lequel on distingue, parmi nos concitoyens, le citoyen qui vit la politique comme un théâtre/un spectacle (voyeurisme compris, ainsi que la soumission à la séduction et la fascination), ne participe pas, se contente d’être un simple témoin, comme devant un accident, et le citoyen acteur (un peu comme autrefois on distinguait les citoyens par le cens). Le citoyen qui n’utilise pas sa puissance d’agir serait spectateur du pouvoir, contrairement au « vrai » citoyen, actif.

     Insistons, le terme « spectateur », ici, est bien pris en un sens péjoratif. Il décline une passivité et une soumission à l’illusion diffusée dans le « spectacle » politique (ou non). Comme si le spectateur, quel qu’il soit (ou de quelque genre qu’il soit, politique ou art), ne pouvait pas ou plus être critique.

     Et cette lecture de l’expression, cette manière de l’entendre entraîne des considérations politiques sur la (crise de la) démocratie contemporaine. On dit alors :

    Fausse démocratie (puisque le citoyen assisterait, le citoyen serait devenu sans s’en rendre compte un spectateur, par fait de délégation ou de représentation) ; 

Démocratie trafiquée par le truchement des médias ;

Démocratie faussée (on pourrait corriger ce phénomène rapidement) ;

Critique de la délégation (qui rend « passif »), des hiérarchies, de l’absence de temps à consacrer à la politique (selon la voie ouverte par Platon).

     Voici un exemple de ce type de discours, pris chez André Tolmère, dans le Manifeste pour la vraie démocratie (cf. Internet), 2013 : « Le grand cirque des élections consiste, pour le citoyen-spectateur, à apprécier devant son poste de télévision lequel des deux ou trois leaders en piste présente les meilleures apparences, et c’est là-dessus que le citoyen fonde sa croyance en la démocratie et en son jugement souverain ! ».

     Ce rapprochement entre citoyen et spectateur, lorsqu’il est péjoré, n’est cependant possible que dans un cadre qui n’admet pas l’existence, pourtant historiquement explicite, des rapports entre politique et esthétique, ou qui admet que politique et esthétique ne sont pas corrélés. C’est la condition pour que ce rapport soit jugé négatif. On affirme que les actions des citoyens démocrates sont assurément déterminées par des constitutions. De ce fait on pourrait être en droit de penser que le citoyen ne doit jamais être spectateur, puisque cette seconde fonction relève de codes esthétiques et non de la constitution. Pourtant, il existe toutes sortes de circonstances par lesquelles, dans la vie commune, on se pose en « spectateur » des lois civiles.

Au-delà d’une simple inversion

     Examinons cette position de près pour la contester, et non pour nous contenter de la renverser.

     Car de ce point de vue inversé, on n’avance à rien. Les termes changent de valeur, les positions s’échangent, mais la structure d’opposition demeure, les concepts sont simplement renversés dans leur orientation et leur fin. Ce que précisait fort bien le texte d’introduction au Colloque de Strasbourg (2013), organisé par Olivier Neveux et Armelle Talbot : « Qu’est-ce qui permet de déclarer inactif le spectateur assis à sa place, sinon l’opposition radicale préalablement posée entre l’actif et le passif ? Pourquoi identifier regard et passivité, sinon par la présupposition que regarder veut dire se complaire à l’image et à l’apparence en ignorant la vérité qui est derrière l’image et la réalité à l’extérieur du théâtre ? Pourquoi assimiler écoute et passivité sinon par le préjugé que la parole est le contraire de l’action ? Ces oppositions – regarder/savoir, apparence/réalité, activité/passivité – sont tout autre chose que des oppositions logiques entre termes bien définis. Elles définissent proprement un partage du sensible, une distribution a priori des positions et des capacités et incapacités attachées à ces positions. Elles sont des allégories incarnées de l’inégalité. C’est pourquoi l’on peut changer la valeur des termes, transformer le « bon » terme en mauvais et réciproquement sans changer le fonctionnement de l’opposition elle-même. Ainsi on disqualifie le spectateur parce qu’il ne fait rien, alors que les acteurs sur la scène ou les travailleurs à l’extérieur mettent leurs corps en action. Mais l’opposition du voir au faire se retourne aussitôt quand on oppose à l’aveuglement des travailleurs manuels et des praticiens empiriques, enfoncés dans l’immédiat et le terre à terre, la large perspective de ceux qui contemplent les idées, prévoient le futur ou prennent une vue globale de notre monde. On appelait naguère citoyens actifs, capables d’élire et d’être élus, les propriétaires qui vivaient de leurs rentes et citoyens passifs, indignes de ces fonctions, ceux qui travaillaient pour gagner leur vie. Les termes peuvent changer de sens, les positions peuvent s’échanger, l’essentiel est que demeure la structure opposant deux catégories, ceux qui possèdent une capacité et ceux qui ne la possèdent pas. » (21)

     Dans le dessein de nous extraire de ces impasses, il est possible de procéder de trois manières :

– Reconstruire les conditions de possibilité historiques de ces expressions : montrer qu’elles ont déjà servi dans des conditions différentes, reconsidérer l’art d’exposition, la modernité et l’esthétique comme ces conditions – la démarche fut celle de notre ouvrage La Figure du spectateur (Paris, Armand Colin, 2012) ; montrer aussi qu’en dehors de ces références, les philosophes ouvrent bien plus largement le spectre des options : le beau n’a rien à voir avec le juste, le beau aide à aller vers le juste, le beau est métaphore du juste, …

– Reconduire le propos réactif (le « mauvais » beau incline au « mauvais » juste) à ses présupposés politiques et à ses sources théoriques, ce qu’accomplit Jacques Rancière, en montrant comment les travaux de l’École de Francfort (sur les médias, le formatage, les industries culturelles) ont été incorporés et renversés de nos jours (cette critique avancée et prétendument promotrice est retournée en une critique nostalgique) ;

– Multiplier les pistes d’analyse, déborder cette opposition de l’intérieur, amplifier les significations et ouvrir sur de nouvelles possibilités (qui évitent de mettre citoyen et spectateur en posture hiérarchique ou en amalgame, mais les pense en confrontation réciproque mais autonome).

     Restons-en à la troisième manière. En montrant, en particulier, que ces expressions entrent en concurrence avec d’autres non citées habituellement : par exemple, le citoyen « spectateur impartial » d’Adam Smith (le compatissant, l’altruiste (22)), le « philosophe spectateur » de Immanuel Kant (l’observateur de l’histoire (23)), le spectateur philosophe de Condillac et Sieyès (24), le citoyen du « voile d’ignorance » de John Rawls (surmontant sa particularité pour poser le problème de la justice). En soulignant de surcroît qu’on peut assurément être citoyen et spectateur simultanément, et comme nous allons le voir, par deux fois (citoyen-spectateur du monde, et spectateur-citoyen du spectacle).

     En montrant aussi que le champ artistique contemporain modifie par petites touches les rapports entre « spectateur » et « citoyen », et oblige à juger de ces activités différemment : depuis les institutions (Nouveaux Commanditaires, associations d’art public (Nantes, Entre-Deux),…), jusqu’à des pratiques d’artistes : Dector et Dupuis, Un Nous, l’art contextuel, ou pour généraliser les nouvelles dénominations (qui ne sont pas que des noms) : visiteurs, spectacteurs, activateurs, viveurs (à la Debord), … (des « allotopies »), des participations, des socialités, des moments de vie partagée. Et on peut y associer : ce moment de théâtre intitulé Conférence sur le spectateur

     Mais, pour comprendre cela (donc en un autre sens), il faut à la fois penser le « spectateur » positivement (ou autrement : en observateur), et ne pas unifier ces deux fonctions en une seule. Autrement dit, il nous parait important de faire entrer du jeu dans le propos, à l’aide de plusieurs expressions proches et reliées entre elles : spectateur-consommateur, citadin-spectateur, habitant-spectateur, … De telle sorte que l’on décoince le propos courant, et que nous soyons conduits vers d’autres analyses plus stimulantes.

     Il existe bien une théorie de cette corrélation, positive (et qui ne peut pas encore être nostalgique). Par exemple, quel que soit le vecteur choisi, l’association des deux, citoyen et spectateur, dans le cadre historique de la Révolution française notamment, relève du cercle démocratique engagé alors (et d’un rapport à deux objets différents : la politique et l’art) : il n’est pas de citoyen (capable de prononcer le juste) sans qu’il s’adonne aussi à la culture (susceptible de porter un jugement) ; amour de la liberté et amour de la culture et des arts s’informent l’un l’autre (25).

     Il faudrait ajouter ici une brève réflexion sur le rapport entre l’assemblée démocratique, l’amphithéâtre, et la double fonction du citoyen (tantôt spectateur, tantôt acteur) : écouter et regarder (spectateur), et intervenir (acteur)… Cette utopie architecturale révolutionnaire qu’est l’amphithéâtre aurait eu le pouvoir, aux yeux des hommes de la première modernité, de donner une matérialité, une évidence et une présence à un concept politique de type républicain, en faisant coïncider l’idée de public et la publicité des débats politiques (spectateur et citoyen). Cette hypothèse d’un amphithéâtre utopique, icône du politique et modèle réduit, permettait de comprendre pourquoi l’utopie rationnelle d’un espace qui puisse unir des citoyens-spectateurs et des citoyens-acteurs revient si souvent et pourquoi on a tant cherché à faire voir ces gradins, par la description et par l’image (26).

     Sans doute aussi (et pour amplifier le propos), faut-il mettre cela en parallèle avec d’autres expressions du même genre : par ex. les « citoyens-chercheurs » (Citizen-Scientists ; Bürger-Wissenschaftler), ces chercheurs amateurs bénévoles qui aident les chercheurs « officiels » en prêtant leur matériel (pour des calculs) ou leurs compétences… Car cela relie le débat entrepris ici au monde contemporain et à ses mutations multipliées…

Variations sur la formule (citoyen spectateur/spectateur citoyen)

     Cette expression (citoyen spectateur), en effet, peut être utilisée dans un sens ou dans l’autre (27) : citoyen-spectateur ou spectateur-citoyen.

     Soit c’est le citoyen (politique) qui est aussi spectateur (de la politique). Alors deux possibilités adviennent :

     On ne valorise que le citoyen actif et on rejette le citoyen spectateur (passif, assistant, sans engagement, isolé) ; et le citoyen actif pourrait même s’élever contre les spectacles et contre le spectateur « passif » ;

     On valorise les deux, le citoyen pouvant être à la fois citoyen et spectateur de la politique (pour réfléchir, pour prendre une distance critique). Le second cas est exploré dans Garcia Patrick, Jacques lévy, et alii, Révolutions, fin et suite (Éditions EspacesTemps, Centre Pompidou, 1992). Le citoyen-spectateur s’intéresse à la manière d’agir dans l’action et à ce qui, dans cet agir, ouvre sur la réflexion.

     Soit c’est le spectateur (des arts) qui est aussi citoyen (ou doit l’être dans le cadre des arts). Plusieurs cas se déploient : 

     Celui de la conception d’une formation esthétique ouvrant sur la politique (à la manière de Friedrich von Schiller (28)), mais aussi celui de la vigilance des citoyens contre les spectacles racistes, vigilance aussi contre les censures. Nous sommes, de nos jours, en régime démocratique, donc les personnes qui assistent à des spectacles sous ce régime sont à la fois citoyens et spectateurs. Ce sont des citoyens qui sont à ce moment là spectateurs.

     Celui des mises en scène « citoyennes » : Soit de nos jours, Nordey, Armand Gatti, le Théâtre-action de Belgique. Le metteur en scène s’affirme davantage comme un artiste à part entière, et le rôle distractif des spectacles est remplacé par une volonté politique de réinterroger les liens entre l’art et le spectateur-citoyen.

     Celui des metteurs en scène et réalisateurs contre Hadopi, qui, le 8 avril 2009, dans le titre d’un article de Libération, affichent cette option : Lettre ouverte aux spectateurs citoyens

     Enfin, cela peut relever de la revendication : on nous prend seulement pour des spectateurs, mais nous sommes aussi des citoyens (et nous avons des droits… sur ?), ou encore, on nous prend pour un « public » (masse) alors que nous sommes des « spectateurs citoyens » (29)

Tableau récapitulatif

tableau2

Dans le premier cas : il y a deux fonctions et un lien à un seul objet ; dans le second, on rappelle qu’il faut faire attention à ce que l’on voit… Quant à « citoyen (politique) » « spectateur (des arts »), c’est souvent une catastrophe, un prétexte à censure, un mode de la militance que nous avons sans doute dépassés ! 

La double co-relation : situations et références

Que nous apprend l’histoire (de la Révolution française à nos jours) à ce propos ? La définition d’une co-relation citoyen/arts (spectateur). Et au total, elle révèle une pluralité de significations ; il y en a 4 pour le positif et 2 pour le négatif :

Pour la valeur positive :

tableau3

Pour la valeur négative :

tableau4

Penser le spectateur ?  

Il arrive à la question du spectateur de porter manifestement le poids de deux ensembles écrasants. Le premier est sa réduction à la quantité. Nous n’en avons pas parlé ici, mais elle est constante : entre diminution et augmentation de la fréquentation des lieux d’art et de culture, et la mise en séquence des spectateurs dans des enquêtes quantitatives, la spectatrice et le spectateur sont l’objet d’une attente, plutôt publicitaire, qui ne cherche pas à mettre autre chose en jeu que « les gens » ou le « public », comme s’il s’agissait de choses à saisir quelque part et à attirer vers ces lieux. La seconde réduction est celle qui a fait l’objet de ce texte.

Cette réduction-là repose sur un certain nombre de présupposés : d’abord, que le spectateur devrait être assigné à une place ou à une tâche, dont il n’aurait pas à déborder, et dont il ne s’agirait guère de s’émanciper ; ensuite, qu’il existe un modèle de spectateur, le spectateur classique de l’œuvre classique, universel et uniforme, modèle sur le déclin, et mesure de la « perte » de notre époque ; enfin, qu’il ne serait pas nécessaire de s’intéresser, dans les arts, aux différentes formes de spectatorialité, ni dans l’histoire des arts (classique, moderne, contemporain), ni dans chaque moment (alors que les artistes ne cessent de déplacer le spectateur). Plus personne ne se demande alors comment penser non seulement la/le spectateur, mais encore le regardeur, le visiteur, le spectacteur, l’activateur,… Pas plus qu’on ne se demande ce que signifie un art sans œuvre ou sans spectateur dans les conditions actuelles, sinon en dénonçant les travaux d’art contemporain, en fonction d’une nostalgie.

Nostalgie, mais aussi crainte pour le magistère des autorités et perte de contrôle sur les données actuelles… Telles sont les caractéristiques des classements appliqués aux spectatrices et spectateurs de nos jours. Contre lesquels nous nous sommes assignés la tâche de construire une théorie du spectateur qui ne soit ancrée ni dans ces modèles, ni dans un marxisme économiste, ni dans une téléologie du progrès, ni dans une sociologie de la réception, mais dans une théorie de la culture….

La tâche première n’en serait même pas de chercher à concilier ce qui a été séparé ici.  Un spectateur (ni passif, ni agité) et un citoyen (ni agité, ni pétrifié). Mais de rendre compte d’une subjectivation possible de la spectatrice ou du spectateur, simultanément à une traduction réciproque des deux l’un par rapport à l’autre (arts et politique). Ce serait alors une théorie articulant le rôle de la sensibilité dans la politique avec son rôle dans les arts, et donc un citoyen spectateur : mais la clef de voûte de cet oxymore apparent (si on prend le sens classique et opposé des termes) serait la sensibilité qui, du coup, réduit l’oxymore en rappelant que citoyen et spectateur sont également nécessaires.

Cela ne dessinerait-il pas une perspective en archipels ? Soit, des échanges heureux entre les fonctions et une critique des assignations… Il peut y avoir citoyen et spectateur : cela ne s’échange pas directement. Et même si les spectateurs sont pris dans le spectaculaire, ils demeurent citoyens. Bref, le bon spectateur n’a pas à être le garant de la cité.


Notes :

(1) Il convient de rendre hommage à cette occasion au travail de vigilance exercé par l’Observatoire de la liberté de création, et de lire le texte publié dans le journal Libération, le lundi 24 mars 2014, sous le titre : Contre la censure, aux actes.

(2) La quasi absence de considération du spectateur (fut-il « regardeur » ou « spectacteur ») du livre de Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2014, ainsi que d’autres ouvrages récents, ne laisse pas d’étonner.

(3) Art relationnel, art contextuel, art qui produit des moments de vie partagée, des socialités, de la participation citoyenne, …

(4) Cf. La critique de Rancière dans Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2009 ; et Alain Badiou, Eloge du théâtre, Paris, Flammarion, 2013, p. 39 et 41.

(5) Au sens où Jacques Rancière observe la délégation aux arts de la part politique dans Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

(6) Sur cette question de la pluralité des conceptions de l’émancipation, cf. Revue Raison présente, « Emancipations plurielles », Paris, n° 185, 2012.

(7) Cf. Anne Gonon, Bienvenue chez vous !, Art O’Centre, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2013.

(8) Martin Moschell, Divertissement et consolation, Essai sur la société des spectateurs, Paris, L’Harmattan, 2010.

(9) Un débat à Montreuil, en 1998, portait le titre : « citoyen spectateur » (La maison populaire). Des tracts d’ATTAC sur l’Europe : Europe… Europe… Europe… Citoyen acteur ou citoyen spectateur ? reposent sur le même couplage.

(10) Le ministre John Kery ne veut pas que les Etats-Unis soient « spectateurs » des conflits en  Syrie, in le quotidien Libération, janvier 2014.

(11) Pour mieux interroger les propos introduits ici, renvoyons au film de Margarethe von Trotta (2012) : Hannah Arendt. Arendt, journaliste envoyée à Jérusalem par le New Yorker pour couvrir l’événement, regarde Eichmann sur un écran de télévision (en retransmission, mais ce n’est pas un film, c’est du direct) et nous, spectateurs nous regardons le film. Or, Arendt ne se veut pas spectatrice du réel (même passant par la télé), mais actrice d’une difficulté de l’histoire (comment interpréter l’attitude d’Eichmann ?). Mais nous (spectateurs) la voyons ainsi (spectatrice), et nous sommes obligés de réfléchir à notre propre position de spectateur (dont l’enjeu n’est pas le même…). Subtil jeu de mise en abime ou au contraire décalage… : pouvons-nous être spectateurs de deux manières ? Arendt est-elle ou n’est-elle pas du tout spectatrice ?

(12) Terme paradoxal, puisque les avant-gardes l’utilisaient aussi, en prétendant « réveiller les citoyens » sous forme d’un projet thérapeutique (et Joseph Beuys encore avec l’idée d’activer les hommes grâce à l’énergie créative).

(13) Cf. Notre dernier ouvrage, Christian Ruby, Spectateur et politique, Bruxelles, La Lettre volée, 2014.

(14) Dominique Wolton, Jean-Louis Missika, Le spectateur engagé, Paris, Julliard, 1981. Rappelons cependant que Aron a toujours refusé d’être considéré comme un « spectateur ».

(15) Dans le film de J. Lee Thompson, Les Canons de Navarone, en 1961, on entend : « Alors vous êtes-là en spectateur », alors que nous nous agissons ? Reprise tout de suite après « en témoin », alors que nous sommes tous dans le bain…

(16) On dispose de modèles à cet égard. Par ex. The Spectator de Joseph Addison et Steele au XVIIIe siècle, puis le Spectateur français de Marivaux (cf. Christian Ruby, L’archipel des spectateurs, Besançon, Nessy, 2012). Tous deux rapportant « spectateur » à la cité plutôt qu’à la citoyenneté par des raisons historiques

(17) Philippe Murray, Exorcismes spirituels, Paris, Les Belles Lettres, 2008, articles publiés entre 1997 et 2005.

(18) Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, op.cit. : le regard est identifié à la passivité, la distance est pensée comme extériorité, la médiation n’est qu’un simulacre, … (p. 13).

(19) Ce qui pourrait sans doute s’étendre à la perspective, cette fois artistique, de l’art action sociale, parce que renonçant au symbole artistique (Joseph Beuys).

(20) Susceptible des mêmes accusations ou des mêmes encouragements à se rebeller : « En effet, en très peu de temps, les citoyens-consommateurs que nous sommes, se sont vus offrir une somme de « petits pouvoirs » qui ne sont au final pas du tout marginaux. Reste à nous convaincre de décrocher de nos écrans de TV et d’arrêter de râler contre nos décideurs traditionnels. Nous sommes décideurs et il y en a pour tout le monde » (Le blog de Jean-Luc Dothee, sur http://dothee.unblog.fr/2013/07/09).

(21) Désormais accessible dans Théâtre public, n°208, « Penser le spectateur », Septembre 2013, Bruxelles. 

(22) « Il faut ajouter que le spectateur impartial est bien un spectateur et non un acteur, au sens où ce n’est pas lui qui crée les argumentaires en faveur de telle ou telle idée ou de telle décision politique. Mais il peut arbitrer les idées proposées par les acteurs politiques et notamment par les partis politiques », Raymond Boudon, commentant Smith, in Valeurs partagées, Paris, Puf, 2012, p. 8.

(23) Avec reprise par le journaliste Jean-Michel Apathie, in Télérama, 3248, 11-04-2012, p. 32 : « La position intellectuelle qui m’intéresse, c’est celle de spectateur de la fabrique de l’histoire ».

(24) Sieyès trouve dans la statue de Condillac un modèle de progression des opérations cognitives de l’être humain. Rappelons que le Traité des sensations commence par un « Avis important au lecteur » où Condillac précise : « J’avertis donc qu’il est très important de se mettre exactement à la place de la statue que nous allons observer ». Adhérant à une telle position de « spectateur philosophe », Sieyès suit Condillac dans l’ordre imparti aux connaissances sur une base appelé sensualiste. C’est donc bien à l’aide de la fiction de la statue que Sieyès peut caractériser une position de spectateur philosophe susceptible de voir le moi dans la totalité de son développement alors que le moi lui-même n’arrive que graduellement à l’activité réflexive. 

(25) Du point de vue historique, les textes de la Révolution française parlent peu d’une visée du « citoyen spectateur », ils disent plutôt « à tous ». Cf. le travail d’Edouard Pommier, Les arts de la liberté, Paris, Gallimard, 1991. Par ex. p. 27, 30, 41, 457. Le premier lien entre citoyen et spectateur renvoie à la médiation par le musée ou l’instruction ou la culture, les trois représentant la même option en 1789. Le lien entre citoyen et spectateur est l’instruction publique (dit Talleyrand, en 1789, Comité d’instruction publique), car il y a consubstantialité de la liberté et de la culture. On parle alors du rapport du citoyen aux arts, en somme, par l’esthétique. Et de la fonction sociale des arts. Mais cette expression dit aussi autre chose : – que le citoyen se confronte à l’art public : aux statues des rois, et qu’il se sent bravé par elles, on doit donc lui offrir autre chose ; – que cette réaction est juste car désormais, étant citoyen, c’est sa propriété (collective), et qu’il paie pour « avoir cela sous les yeux » (p. 23) ; – que l’Assemblée légifère en son nom sur les arts et la culture.

(26) Cf. Jean Starobinski, Les emblèmes de la Raison, Paris, Gallimard, 2006.

(27) Parfois, cependant, on les entremêle : cf. Joëlle Zask, « Remarques sur la figure du citoyen-spectateur », in Revue Raison Présente, « Figures de spectateur », n° 187, 2013.

(28) La question de la culture du citoyen grâce à la fonction du spectateur est explorée par Schiller, dans les Lettres sur Don Carlos, 1788-89 : « J’ai voulu dresser à la face du monde ce monument de la force des citoyens pour susciter dans le cœur de mon lecteur un sentiment joyeux de lui-même et donner un nouvel exemple de ce que les hommes peuvent oser pour la bonne cause et peuvent réaliser par leur union. » L’art conduit le spectateur à une prise de conscience de citoyen…

(29) Sans doute est-ce en ce sens qu’y réfère Marie-Madeleine Mervant-Roux, in Figurations du spectateur, qui rappelle les actes du colloque de Rouen, 19-21 octobre 1995, où on parle de la position du spectateur, en évoquant beaucoup, dit-elle, le spectateur-citoyen (mais elle ne cite pas de contenu).

Annexe :

Charte du spectateur citoyen (accueil OCCE, 93).

Par respect pour les autres spectateurs et pour lui-même, pour découvrir l’œuvre cinématographique qui lui sera présentée dans les meilleures conditions, le spectateur citoyen se doit de suivre une certaine conduite :

1. Avant de venir au cinéma, tu dois connaître les règles de vie élémentaires à respecter dans un lieu public et être prêt à les appliquer.

2. En arrivant, tu dois être calme, à l’écoute des indications que te donneront les adultes : ceux qui

t’accompagnent et ceux qui t’accueillent. L’adulte responsable de ton groupe règlera le prix de la séance à la caisse et le responsable de l’accueil vous placera. La salle de cinéma est un lieu qui doit être respecté et on te demande de prendre soin du fauteuil sur lequel tu t’assiéras.

3. Les téléphones portables doivent être éteints pendant la séance : règle qui s’adresse aux adolescents et aux adultes.

4. Si le film est présenté par un adulte, c’est une chance pour toi, alors écoute attentivement. Cette présentation devrait t’aider à mieux suivre le film.

5. Durant la séance de cinéma, on ne se déplace pas et on ne sort pas de la salle ; donc, toutes les précautions doivent être prises avant la séance.

6. La salle de cinéma n’est pas un lieu où l’on prend ses repas et, pour ne pas gêner ses voisins, tout aliment et toute boisson sont interdits.

7. Les commentaires que tu pourras faire sur le film projeté seront très intéressants après la projection, mais ils seront désagréables pour tes voisins si tu les fais pendant la séance. Donc, il faut faire l’effort de te

taire, même si tu as très envie de t’exprimer.

8. La sortie de la salle doit se faire calmement. Pense à regarder par terre si tu n’as rien fait tomber où si quelqu’un d’autre n’aurait pas perdu quelque chose. Laisse ta place bien propre.

Respectez et faites respecter ces quelques recommandations afin que les enfants apprécient pleinement leur sortie au cinéma et tirent le meilleur profit de l’œuvre qu’ils auront la chance de découvrir.

Assister à une projection cinématographique n’est pas toujours facile et demande même parfois un effort, comme celui que l’on doit effectuer dans un musée. Les enfants et même les adultes ne sont plus habitués aux films muets, en noir et blanc et à un rythme qui ne correspond plus à la mode frénétique actuelle. Il serait donc quelque peu irresponsable d’emmener un groupe assister à une projection sans préparation au préalable. Nous pouvons vous aider, n’hésitez pas à téléphoner.

La présente charte a été rédigée à partir de celle proposée par le cinéma « LeTrianon » de Noisy-le-sec/Romainville.

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